Wikipédia (toujours) prof de raison

Le 5 novembre 2012

Dans sa chronique Addicted to bad ideas, Antonio Casilli poursuit son exercice de passeur entre Wikipedia et le monde de l'enseignement et pose notamment la question du rôle social du vandale au coeur de l'encyclopédie en ligne.

L’ombre du vandalisme se projette sur les controverses de Wikipédia. Dans l’exemple de la page sur la précarité, présenté dans l’épisode précédent de notre chronique, avant qu’une solution ne soit trouvée il aura fallu que le soi-disant contributeur catholique soit accusé d’avoir “usurpé” et “défiguré” l’article en question.

Afin de mettre un terme à ses modifications non sollicitées, les contributeurs d’obédience marxiste ont dû déposer auprès des développeurs de Wikipédia une demande de semi-protection de la page en question, assimilant de facto toute expression de contestation à un acte de vandalisme.

Personnellement, j’avais des réticences vis-à-vis de cette conclusion, mais elle ne me surprenait point. Ce sont des accusations courantes dans le contexte de Wikipédia. Certaines des disputes qui s’y élèvent ne peuvent tout simplement pas être réglées publiquement.

Lorsque les opinions sont par trop clivées, les comportements deviennent violents. C’est à ce moment que la négociation échoue et le dénigrement des adversaires s’installe. Selon les dires du sociologue Nicolas Auray :

Alors que les crispations ou escalades dans la polémique ne parviennent que difficilement à se “reverser” dans une confrontation raisonnée d’arguments, il semble que le mécanisme adopté par Wikipédia soit de tenter d’imputer à une “faute” personnelle, commise par un fauteur de trouble ou un persécuteur, la responsabilité du dérapage.1

Prenons cet exemple : en 2010, sur la liste de diffusion Wiki-research a été diffusée une base de données des pages les plus “reversées” (revenues à une version précédente après que des changements ont été révoqués). Nous sommes là face à un corpus des plus intéressants. Pour chaque article de Wikipédia, le ratio de réversion (à savoir : la proportion entre les changements invalidés et le nombre total des modifications) est un indicateur fiable du taux de vandalisme. Une analyse rapide fournit un bon aperçu du profil des vandales qui s’attaquent à la célèbre encyclopédie libre.

Categories of top 100 Wikipedia articles by reverts ratio

Les pages les plus ciblées relèvent de certaines catégories assez prévisibles, tels le sexe (16%), les excréments (7%), et les insultes (7%). Le genre d’humour puéril qui nous amènerait à penser que le vandalisme sur Wikipédia est circonscrit aux adolescents et aux jeunes adultes. Et le fait que les années 1986-1992 soient les plus “reversées” semble tout autant corroborer cette hypothèse. Il semblerait que les usagers éprouvent une forte envie de vandaliser leur propre année de naissance… Toutefois, parmi les principales cibles nous trouvons des articles tels “Incas” ou “renaissance italienne”. N’étant point les thèmes de choix de blagues pipi-caca, ces sujets nous aident à avancer une autre explication : les pages qui font l’objet de l’attention des vandales coïncident avec des contenus qu’ils croisent quand ils compulsent l’encyclopédie à la recherche de matériel à copier/coller pour leurs devoirs. Il existe un lien entre le comportement turbulent des 18-24 ans utilisateurs de Wikipédia et une certaine frustration culturelle, marque de la socialisation scolaire (et universitaire).

Ce qui conduit à un autre résultat frappant. Parmi les usagers anglophones, la plus forte concentration de contributeurs troublions (dans la mesure où leur nombre est proportionnel aux articles avec le plus haut ratio de réversion) est aux États-Unis. “Amérique” est le numéro 1 des articles vandalisés pour sa catégorie (40,9%). Neuf des dix articles les plus vandalisés dans la catégorie “batailles”, ont trait à des événements historiques qui ont eu lieu aux États-Unis ou au Canada. Parmi les “pages de discussion” les plus ciblées, celles des célébrités (Zac Efron, les Jonas Brothers…) ou des personnages historiques (Benjamin Franklin, George Washington…) Nord-américains.

Portrait-robot

Alors, qui sont-ils, ces vandales de Wikipédia ? Leur portrait-robot se dessine peu à peu : ils sont jeunes, ils ont de bien solides références culturelles américaines, ils sont assez geek sur les bords. Ils fréquentent les sections de l’encyclopédie dédiées aux sciences et aux mathématiques plutôt que celles des sciences humaines. Ils bataillent sur des listes de sujets tels les dessins animés, les jeux vidéo, les nombres premiers, et ainsi de suite.

Quel sens donner à ces résultats ? L’article “Vandalisme” du Wikipédia anglais met beaucoup d’emphase sur l’argument avancé par Pierre Klossowski selon lequel leur sabotage pourrait être considéré comme une sorte de guérilla culturelle contre une hégémonie intellectuelle oppressante. Le vandale, je cite, “n’est lui-même que l’envers d’une culture criminelle”. Pourtant cette notion de “d’envers”, bien que conceptuellement liée à celle de “réversion”, ne signifie pas seulement un opposé dialectique. Le vandalisme est également une image en miroir du consensus général sur lequel les articles de Wikipédia sont bâtis. En un sens, les vandales – en tant que groupe contribuant de sa manière perturbatrice à la construction sociale de la connaissance au sein de l’encyclopédie en ligne – peuvent et doivent être considérés comme un double renversé des wikipédiens dans leur ensemble.

En guise de conclusion, j’avancerai la supposition éclairée que les préoccupations culturelles, la composition démographique et les intérêts des utilisateurs s’adonnant à des actes de vandalisme, ne diffèrent pas considérablement de ceux de contributeurs réguliers. Si les utilisateurs de Wikipédia, comme l’affirme Michael D. Lieberman2, dévoilent leurs intérêts, leurs coordonnées géographiques, et leurs relations personnelles à travers leurs modèles de contribution, cela vaut également pour leurs homologues vandales.

Wiki prof de raison

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Vigilance participative

La liste des pages les plus reversées publiée sur Wiki-research pourrait nous aider à voir comment le vandalisme s’accumule au fil des sujets, la façon dont il se structure, offrant ainsi un panorama ô combien utile, des préférences culturelles (et des biais culturels correspondants) de la communauté Wikipédia dans son entièreté.

Le vandalisme ne représente pas nécessairement une contre-culture en lutte face à une puissante élite de sysadmins et d’éditeurs-vigiles. Nous pouvons admettre que Wikipédia, à un degré plus élevé que d’autres projets encyclopédiques, encourage la réflexivité dans la mesure où il montre que la connaissance n’est pas une collection de notions, mais un processus de collaboration en formation continuelle. Plusieurs acteurs participent à ce processus et contribuent à cette réflexivité par la négociation, par la controverse, par la sensibilisation, et (à mon avis) par le vandalisme. Visiblement, le rôle du vandalisme est généralement éclipsé par des comportements pro-sociaux. Mais en fait, le vandalisme stimule ces mêmes comportements pro-sociaux.

Considérez ceci : en moyenne, sur Wikipédia un acte perturbateur reste impuni pour à peine une minute et demi3. Après ce bref laps de temps, les articles “défacés” finissent vraisemblablement par attirer l’attention des éditeurs, qui s’empressent d’annuler les modifications problématiques, rétablir la version précédente des pages vandalisées et possiblement les mettre sur leur liste de suivi. Peut-être, à ce point-là, les vandales vont-ils se désister. Ou peut-être continueront-ils. Quoi qu’il en soit, ils auront obligé les éditeurs à se pencher sur les articles ciblés. Ils auront contraint d’autres wikipédiens à réagir, à corriger, à organiser les contenus.

En fin de compte, les vandales auront accompli la fonction essentielle de susciter auprès des autres utilisateurs cette “vigilance participative” que Dominique Cardon identifie comme le moteur de la gouvernance de Wikipédia4. Par leurs modifications provocatrices ou destructrices, ils revivifient l’attention pour des sujets depuis longtemps figés, ils stimulent les discussions en sommeil, ils réveillent les consciences. Ainsi, ils obtiennent le résultat paradoxal de favoriser la coopération par l’abus, la participation par la discorde – et la connaissance par l’ignorance.


Article publié en anglais sur Bodyspacesociety, le blog d’Antonio A. Casilli (@bodyspacesoc).
Illustration d’origine par Loguy pour Owni /-)

  1. Nicolas Auray, Martine Hurault-Plantet & Céline Poudat (2009) La négociation des points de vue : une cartographie sociale des controverses dans Wikipédia francophone. Réseaux,  27 (1) : 15-50. []
  2. cf. Michael D. Lieberman et Jimmy Lin (2009) Michael D. Lieberman & Jimmy Lin (2009) You Are Where You Edit: Locating Wikipedia Contributors through Edit Histories. ICWSM, AAAI Press []
  3. cf. Viégas, Fernanda B., Wattenberg, Martin and Dave Kushal (2004) Studying Cooperation and Conflict between Authors with History Flow Visualizations, CHI 2004, 6 (1): 575–582. []
  4. cf. Dominique Cardon et Julien Levrel (2009) La vigilance participative. Une interprétation de la gouvernance de Wikipédia, Réseaux, 154 (2): 51-89 []

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