Le crime ne doit pas payer

Le 5 avril 2012

"La France a peur". L'irruption dans la campagne du drame de Toulouse rappelle les mots prononcés par Roger Gicquel en 1976. Pour le philosophe Jean-Paul Jouary, cette peur, attisée par les autorités, est loin d'être la solution.

Tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté

- Kant

Le 18 février 1976, au Journal télévisé de 20 heures, sur la première chaîne, le présentateur Roger Gicquel apparaissait avec ces mots terribles : “La France a peur”. Ce jour-là avait été découvert un horrible meurtre d’enfant, et ces quatre syllabes devenaient aussitôt l’accompagnement verbal d’un sentiment d’insécurité. On oublie trop souvent d’ajouter que le présentateur avait poursuivi en mettant en garde ceux qui se laisseraient abandonner à ce sentiment.


C’est ainsi qu’un fait divers, certes horrible, tendait à concrétiser les angoisses de celles et ceux qui subissaient une baisse de niveau de vie et les premières restructurations industrielles et découvraient autour d’eux une délinquance devenue soudain insupportable. Le philosophe Claude Lefort montrait quelques années plus tard que dans de tels contextes, en démocratie, ceux qui souffrent le plus développent,

le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division.

Je l’avais rappelé dans ma chronique du 12 janvier dernier : “L’idéal d’une démocratie sans le peuple . Alors, si d’irresponsables politiques en banalisent les expressions idéologiques comme Le Pen hier et bien d’autres aujourd’hui, les plus bas réflexes sécuritaires et xénophobes peuvent enfler et empoisonner les pensées et les actes d’un nombre croissant de citoyens.

Les crimes terrifiants de Montauban et Toulouse ont fait irruption dans cette campagne présidentielle alors que depuis plusieurs années des mots et des actes chargés de haine ont étendu au sommet de l’État la haine de l’autre que la tradition avait réservée à l’extrême droite raciste.

Dix jours de profils terroristes

Dix jours de profils terroristes

Au-delà de l'affaire judiciaire, sa couverture médiatique. Sur place, à Toulouse, notre journaliste a observé comment les ...

Les Roms, les Africains, les originaires d’Afrique du Nord, de petites phrases vulgaires et mesures et lois discriminatoires, subissaient déjà une atmosphère indigne de toute culture humaine digne de ce nom. Dans ce contexte, en pleine campagne, dans cette tourmente des mots qui ne sont jamais seulement des mots, l’assassin a massacré ses sept victimes.

Nous avons alors appris de Marine Le Pen et de l’actuel Président de la République que la France subissait le déferlement apocalyptique de vagues géantes d’immigrés, véritable tsunami chargé de meurtriers en puissance menaçant nos enfants, charriant de la viande hallal menaçant nos assiettes, des légions de religieux islamistes prêchant le terrorisme.

Des immigrés en général, d’ “apparence musulmane” ou non, expression hallucinante inventée pour l’occasion par un Français d’apparence présidentielle. Alors, de ce sommet de l’État tombé si bas qu’on ne l’appelle plus sommet que par habitude, des décisions sont aussitôt rendues publiques. La loi comme gesticulation électorale en réponse à des événements particulier ? Il est temps de rappeler ce que l’on appelle une loi.

Montesquieu remarquait certes que plus un État est autoritaire, moins il a besoin de lois, et que c’est le propre de la démocratie de les multiplier au contraire, non pour encadrer les citoyens, mais pour les libérer de l’arbitraire, les rendre égaux devant des règles communes, garantir leur liberté. Certes, les événements n’y sont pas pour rien : tout cas particulier qui échappe aux lois telles qu’elles sont suscite le besoin d’y inclure des dispositions adaptées aux réalités nouvelles.

Portrait de Montesquieu (1689-1755)

Ce qu’on appelle la “jurisprudence” répond à cette exigence, et celle-ci entre dans le processus historique des lois nouvelles. Celles-ci ne tombent jamais du ciel. Le plus souvent, c’est d’ailleurs une suite de conflits qui manifestent le sentiment grandissant des citoyens d’être à l’étroit dans les lois existantes, et qui créent la nécessité et la possibilité de lois plus larges, qui étendent la liberté de tous.

C’est cette contradiction permanente entre notre besoin de respecter les lois en place et notre besoin d’y résister toujours qu’Emmanuel Kant appelait l’ ” insociable sociabilité “ à la fin du XVIIIème siècle. En ce sens, les réactions présidentielles aux crimes récents sont l’exact contraire de cette idée libératrice de Kant, car en stigmatisant une partie des citoyens elles menacent la liberté de tous.

Le même Kant ajoutait que ” tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté “. En effet, nous n’avons besoin de lois que pour nous protéger de ce qui menace notre puissance de vivre, d’agir, de penser. Une loi pour être juste ne doit viser que cette protection de chacun contre les obstacles à sa liberté. D’où la belle définition de Kant, pour qui le droit n’assure la liberté qu’ ” en tant qu’obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté “. Il est temps de rappeler ces quelques principes de la Philosophie des Lumières, que la France s’enorgueillit d’avoir contribué à rendre universels. De rappeler par exemple aussi ce que Diderot écrivait dans son article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie :

Il n’est d’autorité et de sécurité véritables dans une République soucieuse de légitimité,  ce n’est pas l’État qui appartient au prince, c’est le prince qui appartient à l’État.

Et Diderot ajoutait :

La flatterie, l’intérêt particulier et l’esprit de servitude sont l’origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent.

Quelques principes parmi d’autres, non pas totalement absents mais beaucoup trop rares dans cette campagne présidentielle.

En 1976, le journaliste qui avait dit “la France a peur” avait eu raison d’ajouter aussitôt qu’il serait grave de s’abandonner à cette peur. En 2012, l’empressement de certains à inviter à un tel abandon montre que si les crimes de Montauban et Toulouse n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. Qui peut dire aujourd’hui à quoi mènera cette irresponsabilité ?

Le crime a existé, dont la monstruosité nous rappelle tous à nos devoirs de justice, de légitimité et de fraternité.

NB : Lire Kant, son petit livre qui reste essentiel, intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, et aussi sa Doctrine du droit, même si certaines thèses du philosophe prussien vieillissant portent la marque du temps. Lire aussi l’Article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie, signée par Denis Diderot. Lire enfin de L.Borelli, La France a peur, aux Editions de la Découverte, intéressante analyse de la formation du sentiment d’insécurité dans la France des dernières décennies.


Portrait de Montesquieu par (inconnu)/École française [Domaine public], via Wikimedia Commons ; texture par Temari09 (cc) via Flickr

Pas de poster-citation ce mois-ci dans les chroniques de Jean-Paul Jouary… Après le départ de Marion Boucharlat vers de nouvelles aventures, et en attendant l’arrivée de son remplaçant… /-)

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés