Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza

Le 11 mai 2011

A Hajdúhadháza, aux confins orientaux de la Hongrie, une poignée de miliciens d’extrême droite font des rondes pour lutter contre la « criminalité tsigane ». En attendant l’arrivée des renforts… Troisième étape de notre reportage.

Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : La Garda meurt mais ne se rend pas et Au coeur du quartier rom à Gyöngyöspata

Hajdúhadháza, 24 mars 2011

Facebook, c’est sympa, ça aide les Tunisiens à renverser Ben Ali, les Égyptiens à faire dégager Moubarak… Et le leader de l’extrême droite hongroise, Gábor Vona, à mobiliser des miliciens pour les envoyer patrouiller dans les quartiers roms. Il l’annonce sur sa page perso:

En avril, les habitants de Hajdúhadháza offriront le gîte et le couvert à 200 miliciens.

Pas sûr que tout le monde like, a fortiori la communauté tsigane.

Trois heures de route séparent Budapest de Hajdúhadháza. Cette petite ville d’une douzaine de milliers d’habitants est nichée à l’extrémité Est du territoire, à l’autre bout de la « Puszta » : une plaine quasi désertique et marécageuse, qui fait la fierté des Hongrois si j’en crois ce que m’a raconté János Farkas, le leader rom de Gyöngyöspata, le précédent village que j’ai visité. Sur ce point, je choisis ne pas le croire. C’est vide, laid, interminable…

On arrive sur la place avec Anna, ma merveilleuse interprète, et son fils János, âgé de 3 mois. Tous les deux m’ont déjà escorté à une manif du parti d’extrême droite Jobbik il y a quelques jours. Cette fois-ci, nous devons rencontrer la milice Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, qui organise la venue prochaine des renforts évoqués par Gábor Vona sur Facebook. Grâce à moi, le petit János aura sans doute croisé plus d’extrémistes en une semaine que dans tout le reste de son existence. Espérons que ça ne lui laisse pas trop de séquelles.

Un contrôle d’identité sous nos yeux

En apparence, l’endroit est presque charmant : des maisons proprettes, une immense église jaune poussin, une vaste place carrée encadrant un petit parc. Roms et non-Roms s’y baladent paisiblement. Trompe l’œil ? Un rapide micro-trottoir nous suffit à le vérifier. « Il y a des problèmes de vols avec les Tsiganes, tous les gens d’ici vous le diront », nous explique une veille dame. Une autre passante nous répète effectivement la même chose. Deux jeunes Roms marchent non loin de là. Ils ont 17 et 18 ans et sont au top de leur style d’ado : lunettes de soleil, t-shirt moulant, piercing à l’oreille, pento plein les cheveux…

Ils nous racontent qu’avant la création de la milice que nous allons rencontrer, ils étaient plus tranquilles. Ils craignent de ne plus pouvoir venir squatter sur cette place. Dommage, ils aiment bien l’endroit. Ils s’en vont, se posent sous l’arrêt de bus. Deux flics se garent et se dirigent vers eux. On met pas les pieds sur les bancs les enfants. Contrôle d’identité. Évidemment les petits vieux à côté n’y ont pas droit. Les policiers repartent. Ils n’ont pas le droit de parler aux journalistes, mais nous lâchent quand même quelques mots :

Ici, la situation n’est pas glorieuse, ça nous fera pas de mal d’avoir un peu de renforts…

En voiture, avec le député-milicien

A propos de renforts… Le député Jobbik local, Rubi Gergely, sort de la mairie où il vient de négocier l’autorisation de faire venir les 200 miliciens de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület dans quelques semaines. Ce jeune élu d’une trentaine d’années, très souriant et courtois, sera notre guide aujourd’hui. C’est un pro de la com’. Son objectif du jour : nous prouver que lui et ses amis ne sont pas une bande de nazis.

Au volant de sa voiture de milicien, ornée de blasons des Árpád (la première dynastie royale de Hongrie) sur les ailes et le coffre, il nous amène à la brasserie Turul, du nom du faucon mythique symbole du nationalisme hongrois. L’intérieur du café dépasse toutes mes espérances : drapeau hongrois, horloge à l’effigie d’Árpád, poster représentant la gendarmerie royale hongroise et, trônant au centre du mur, un large portrait de Miklós Horthy, régent de Hongrie de 1920 et 1944. Pour l’extrême droite et une partie de la droite, c’est un héros national ; pour les socialistes et les libéraux, c’est le Pétain magyar. Le serveur au crâne rasé nous amène un verre.

L’entretien commence, on parle déco. Horthy, vous l’aimez bien? Rubi m’explique :

C’est une figure exemplaire, il a fait énormément de choses pour la nation. Souvent, on l’associe à la déportation des juifs, mais lui n’a jamais fait de différence entre juifs, non juifs et Roms de Hongrie. Il voulait que personne ne soit déporté.

Pour mémoire, deux tiers des juifs hongrois ont péri durant la seconde guerre mondiale. Certes, la majorité des juifs déportés l’ont été eux après qu’Horthy a dû laisser le pouvoir aux Croix Fléchées, en octobre 1944. Mais c’est bien sous Horthy qu’a été signée l’alliance avec l’Allemagne nazie et qu’ont été votées plusieurs lois antisémites.

On passe à l’autre affiche. «Toutes les gendarmeries d’Europe ont pris pour modèle la gendarmerie royale hongroise», m’explique Rubi. Dissoute en 1945, son efficacité est restée légendaire au yeux de tous les élus d’extrême droite que j’ai rencontrés. Évidemment, aucun d’entre eux n’évoque son rôle actif dans la déportation des juifs en 1944. Sa recréation figure parmi les priorités du Jobbik et l’émergence de milices s’inscrit dans une logique palliative, tant que le parti n’est pas au pouvoir .

Rubi soupire :

Depuis l’année dernière, le gouvernement a dépensé des milliards de forints pour assurer la sécurité des diplomates européens qui viennent en Hongrie. Alors que souvent, en province, il n’y a même pas une voiture qui permette à la police de patrouiller normalement.

C’est pourquoi lui et une quinzaine d’autres habitants du coin ont créé l’été dernier l’antenne locale de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, qui compte maintenant une quarantaine de membres, tous bénévoles.

« Là-bas, un voleur de bois ! »

Si j’en crois Rubi, la ville fait course en tête dans les statistiques de criminalité. Il me raconte un fait divers récent, particulièrement sordide. « Dans une rue toute proche, la police a attrapé des kidnappeurs qui avaient enlevé une femme de 31 ans à Debrecen, à 15 kms. Ils lui ont collé un couteau sous la gorge, l’ont embarquée dans le train, descendue ici. Ils lui ont pris toutes ses fringues et l’ont mise à côté de la nationale pour qu’elle se prostitue. Là, elle a pu s’échapper… » Il enfonce le clou :

Dans le coin, c’est banal que des filles de 12 ou 13 ans soient contraintes de se prostituer. Dans une des écoles primaires, il y a eu une épidémie de syphilis. Une gamine de 13 ans a contaminé toute une classe. C’est vraiment triste.

En rajoute-t-il pour m’impressionner ? Je ne sais pas. Je lui demande si les Roms sont responsables de cette criminalité, il ne dérape pas. « Pas uniquement eux. Les gens pauvres, ils sont obligés d’aller voler. Et ça énerve ceux à qui ils volent… », m’explique-t-il, philosophe. Il regrette le temps où les « vajda » (leaders Roms) collaboraient avec les autorités pour livrer à la police les délinquants :

Depuis une vingtaine d’années, ça ne fonctionne plus. Les Roms ont cessé d’exclure les éléments criminels de leur communauté…

La « polgárőrseg » (milice) qu’il a créée ici est censée remettre de l’ordre dans tout ça. Rubi me présente l’homme qui est à sa tête, un moustachu à casquette militaire d’une quarantaine d’années. Il est ouvrier la semaine et «polgárőr» sur son temps libre. Lui et ses petits camarades patrouillent de nuit, à pieds, par groupe de 6 à 8. Ils ne sont pas armés. « C’est interdit, nous respectons la loi, insiste-t-il, nous avons juste le droit de retenir les suspects sur place jusqu’à l’arrivée de la police. Ce sont eux qui mettent les menottes ». Les vols de bois constituent la majorité des délits dont il est témoin. D’après Rubi, leur fréquence aurait baissé de 90 % depuis que les miliciens font des rondes. Une estimation sans doute exagérée.

C’est l’heure de les voir en action. Rubi nous emmène patrouiller en voiture. On traverse la ville, en direction de la forêt. Le long de la route, un vieil homme pousse une charrette remplie de branches. Rubi le remarque, mais, décidé à se montrer clément, il ne s’arrête pas :

C’est un voleur de bois. Il ne l’a pas coupé, il n’a fait que ramasser des bouts par terre, pour cuisiner et se chauffer, parce qu’il est pauvre. Donc on le laisse tranquille.

Au contraire de ceux qui scient les arbres pour les revendre. « En deux mois, on en a attrapés 400, dont 100 ont été traduits en justice », précise-t-il. On quitte Hajdúhadháza pour rejoindre la localité voisine, Bocskaikert. Rubi y a rendez-vous avec le maire pour l’avertir officiellement de la venue prochaine des 200 miliciens. Sur le chemin, on passe devant la gare, censée être un haut lieu du crime local. Évidemment, rien ne s’y passe, l’endroit est vide.

Entre nationalistes Jobbik et Fidesz, en famille

On se gare devant la mairie de Bocskaikert, joli petit édifice à l’allure vaguement baroque, au fond d’un grand jardin. Le représentant local du Jobbik nous accueille : c’est une armoire à glace moustachue au crâne rasé, vêtue d’un polo blanc moulant sur lequel est brodé un magnifique Turul sur fond de drapeau Árpád. Classe. Lui et Rubi partent voir le maire : «On en a pour cinq minutes, nous disent-il, à moins que vous ne vouliez venir ? » Bien sûr qu’on veut venir.

Le maire, Szőllős Sándor, accepte gentiment notre présence. Il est membre du parti conservateur actuellement au pouvoir, le Fidesz. Au-dessus de son bureau, j’aperçois une immense carte de la grande Hongrie, avec les frontières de 1914 (avant le traité de Trianon de 1920, qui a réduit des deux tiers le territoire magyar). Anna me souffle que la bibliothèque est remplie d’œuvres de Wass Albert, l’écrivain de référence des nationalistes hongrois. On n’est donc pas surpris de voir le maire et Rubi bien s’entendre. La réunion commence.

Rubi avertit officiellement Szőllős Sándor de la venue des 200 miliciens, le maire sourit :

Si des gens aident à garantir la sécurité publique, on ne va pas s’en offusquer…

Ils discutent ensuite des endroits qui posent problème, de quelques cambriolages récents, puis déplorent le côté trop épisodique de l’engagement des citoyens dans les patrouilles civiles. L’ambiance est bon enfant. Rubi fait des grimaces au petit János, qui ignore superbement cette tentative de connivence. Le représentant du Jobbik prévient le maire qu’il compte créer une antenne de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület à Bocskaikert. Pas de problème apparemment. Tout ce petit monde se sépare bons amis.

Les relations entre le Fidesz et le Jobbik sont ambiguës. Officiellement, le gouvernement est opposé à la venue de milices dans les villages. Mais lors de la précédente action de ce genre, à Gyöngyöspata, rien n’a été fait pour disperser les miliciens. Indifférence ? Connivence idéologique ? La politique nationaliste menée par le Fidesz depuis son arrivée au pouvoir est en tout cas parfois très proche des idées du Jobbik. Exemple parmi d’autres, la nouvelle constitution concoctée par le Fidesz accorde le droit de vote aux « Hongrois de l’extérieur » : les minorités d’origine magyare qui se sont retrouvées hors du territoire après 1920. Une date honnie par toute la droite, marquant la fin de la grande Hongrie tant regrettée par Szőllős Sándor et Rubi Gergely…

« Vous venez ici pour poser des bombes ? » Heu, non…

Nous repartons en voiture avec Rubi et décidons d’aller jeter un œil au quartier rom. En véhicule de milicien, ce n’est pas forcément l’idée du siècle, mais on veut quand voir même à quoi ça ressemble. Sur le chemin, Rubi peste contre les libéraux qui, selon lui, montent les Roms contre sa milice :

A cause d’eux, les Tsiganes nous traitent de racistes et de nazis. Pourtant, le chef de notre milice a sauvé un jeune Rom du suicide. Il lui a retiré la corde du cou.

L’anecdote me fait penser à Jean-Marie Le Pen qui tentait de prouver qu’il n’était pas raciste en expliquant avoir déjà employé des noirs.

On s’arrête à un carrefour. Devant nous, le quartier rom : un alignement de maisons jaunes ou vertes que rien ne distingue des autres. On est au milieu de l’après-midi, l’endroit est désert. Rubi m’indique une habitation toute proche et me raconte un fait divers qui s’y est déroulé :

Ici, cinq jeunes Roms sont entrés dans le jardin et ont commencé à ramasser tout ce qui avait de la valeur. Le propriétaire, un Monsieur de 61 ans, est sorti. Ils lui ont cassé le bras, les cotes et il a eu une cicatrice de 13 cm sur le crâne. Sa mère de 81 ans est venue l’aider. Elle a été battue. Depuis elle est à l’hôpital, entre la vie et la mort. Les jeunes sont partis, puis revenus au bout d’une demi heure, ils ont fouillé la maison et piqué 4000 Ft (15 euros).

Depuis le siège arrière où je suis installé, je sors mon appareil et prends quelques clichés. Au loin une voiture blanche sort d’une ruelle, je n’y fais pas attention. Elle se rapproche et s’arrête à notre hauteur. Le conducteur m’engueule en hongrois, je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Il a l’air très énervé que j’aie pris des photos. C’est un Rom d’une quarantaine d’années. Rubi nous conseille de ne rien répondre : « Vous occupez pas lui, c’est le mafieux du coin».

C’est aussi l’un des animateurs d’une contre-manifestation qui sera prochainement organisée par les opposants à la milice. Est-il vraiment un mafieux? Aucune idée. Mais sur le coup, je ne suis pas rassuré. Le type descend de voiture et se dirige vers nous en criant, Anna traduit en direct :

Vous faites des repérages et vous reviendrez le soir pour poser des bombes, c’est ça ?

Curieuse association d’idées qui donne le ton de l’ambiance sur place. Rubi reste à l’arrêt, serein. L’homme passe à ma hauteur, voit que je ne capte rien, aperçoit Anna et son fils de trois mois et commence à nous trouver bizarres pour des miliciens. Quand il se rend compte que c’est le député qui nous conduit, il se calme instantanément. Rubi est intouchable, trop haut placé. Tous deux se tutoient et plaisantent comme de vieux amis :

- Alors, tu fais tes petites patrouilles ?

- Oui, oui. Ce sont des journalistes. J’ai du mal avec les médias, tu sais…

Chacun se salue et on quitte le quartier. Rubi est content, il a eu le beau rôle, il nous a sauvés.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

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