Eloge de la fuite

Le 30 mars 2011

Selon Frank Furedi, la défiance grandissante dans nos sociétés occidentales attise les théories du complot. Et la culture du fuitage comme source d'information ne fait qu'aggraver le problème.


Article initialement publié sur Owni.eu, Frank Furedi on the cult of leaking

Depuis quelques temps, la vie publique en occident souffre d’un syndrome psycho-culturel bien curieux. Les principaux symptômes de ce trouble sont la perte de confiance en notre capacité à connaître et à donner du sens à certaines expériences humaines. En dépit de la rhétorique à propos de « l’ère de la connaissance », il y a aujourd’hui une puissante tendance à minimiser ce qui est connu par rapport à l’idée que « ce que nous ne savons pas » serait plus important pour déterminer notre avenir.

Les gens sont souvent amenés à croire que les événements clés, notamment ceux qui n’ont pas été anticipés, sont le fruit de projets tenus secrets. L’idée que notre destin est guidé par la manipulation organisée de forces malveillantes est continuellement répandue par la culture populaire et les médias. La perte de croyance en la capacité des gens à maîtriser leur vie, couplée à une diminution du degré d’autorité de la connaissance, ont renforcé le sentiment que ce que nous ne pouvons pas voir est plus important que le reste.

Voir ne veut plus dire croire. Que vous écoutiez les observateurs publics ou que vous regardiez les séries télévisées, il est tentant de conclure qu’il y a deux mondes qui co-existent aujourd’hui : le monde des apparences, et celui de l’ombre, monde caché où toutes les décisions importantes sont prises. Et ce n’est plus seulement une poignée de conspirateurs fantaisistes qui croient à la théorie du complot. Au contraire, c’est même l’ancien secrétaire américain de la Défense, Donald Rumsfeld, qui a apporté le concept « d’inconnus non connus » (unknown unknowns en anglais) à l’attention du public.

Son argument pour envahir l’Irak était fondé sur le principe simple selon lequel il n’était pas important de prouver l’existence du prétendu programme d’armes de destruction massives de Saddam Hussein, et que « l’absence de preuves ne constitue pas une preuve ». Plutôt que de s’intéresser à ce qui était connu, il était davantage préoccupé par les « inconnus non connus », ces menaces dont nous ne savions même pas qu’elles étaient inconnues.

Du point de vue conspirationniste, ces mots font sens. Une fois que l’imagination est concentrée sur les zones d’ombre, le simple fait que les inspecteurs de l’ONU n’aient pu trouver des armes de destruction massive peut être interprété comme l’existence d’une menace dangereuse. L’absence de preuves peut ainsi servir de preuve indirecte que Saddam était un acteur tellement subtil qu’il pouvait même tromper les inspecteurs.

L’obsession de Rumsfeld pour ce que nous ne pouvons pas voir ni savoir a aussi été adopté avec ferveur par ses opposants politiques, bon nombre d’entre eux croient qu’un complot néoconservateur ou néolibéral contrôle littéralement tout sur la planète. Si une personne peut représenter au mieux cette pensée conspirationniste, c’est bien Julian Assange de WikiLeaks. Dans un article intitulé La conspiration comme gouvernance [PDF en anglais] publié en décembre 2006, il décrivait un monde dominé par la machination conspiratrice d’un réseau de gouvernements autoritaires.

Assange croit que les comportements conspirationnistes sont la cause de tout ce qui est mauvais dans ce monde

Assange écrit : « lorsque les détails du fonctionnement interne des régimes autoritaires sont connus, on voit les interactions entre les conspirateurs des élites politiques, et pas simplement en conséquence des privilèges liés au régime, mais comme une méthodologie de planification de premier choix. » Il prétend que « l’information circule de conspirateurs à conspirateurs », ajoutant que « tous les conspirateurs ne connaissent pas tous les autres, même s’ils sont connectés ». Ce qui est intéressant dans l’argument d’Assange, c’est que le « comportement conspirationniste » est présenté comme une forme d’action qui n’est pas nécessairement attachée à un ordre du jour, un objectif ou un intérêt en particulier. Cela fonctionne simplement comme un impératif interne au système, selon la propre logique de celui-ci. Presque comme si la conspiration existait de manière omniprésente, libre, indépendamment des intentions des conspirateurs eux-mêmes.

De ce point de vue, le comportement du complot devient la cause de tout ce qui est mal dans ce monde. Le fait qu’Assange puisse désormais nonchalamment prétendre que le comportement de ses anciens amis et collaborateurs du journal britannique The Guardian appartienne à un complot juif, comme l’a récemment révélé Private Eye est assez anecdotique dans sa vision du monde. Il se trouve juste que le filon des histoires de peurs anti-juives est accessible de tout ceux qui ont des perspectives conspirationnistes, et que les théories conspirationnistes sont presque spontanément attirées vers la recherche des connexions au sein des pouvoirs qui existent.

La théorie d’Assange est basée sur l’idée que tant que les divers réseaux de conspirateurs seront libres de comploter derrière le rideau, leur domination du monde continuera. Ainsi, exposer leurs activités néfastes sous les lumières des projecteurs est comme un souffle de liberté, puisqu’il diminue « le flux de communications importantes entre les conspirateurs autoritaires » et affaiblit leur emprise sur la société. Par conséquent, selon Assange et ses acolytes, les fuites d’informations en soi représentent un acte de libération, une sorte d’équivalent moral aux révolutions démocratiques des XIXe et XXe siècles. L’objectif n’est pas d’organiser des fuites d’échanges conspirateurs en particulier, mais plutôt d’éliminer la capacité d’échanger des confidences privées. En résumé, un régime de transparence totale – l’érosion de la ligne de séparation entre la vie publique et la vie privée – représente une alternative positive à l’ordre mondial actuel.

D’un point de vue sociologique, ce qui est le plus fascinant à propos du concept de « conspiration comme une gouvernance », cher à Assange, n’est pas la simplicité ou la superficialité de sa vision de comment marche le monde, mais plutôt que sa posture infantile soit prise si au sérieux par les institutions et les personnes influentes. La célébration médiatique et l’éloge de WikiLeaks révèle que les méthodes d’Assange et ses idées – si ce n’est son entière théorie – sont soutenues par des secteurs significatifs de l’élite culturel occidentale. WikiLeaks a remporté plusieurs récompenses de la part de The Economist en 2008, et d’Amnesty International en 2009. Quelques uns des journaux les plus influents comme le New York Times, Le Monde et The Guardian ont travaillé en étroite collaboration avec WikiLeaks. L’année dernière, Assange est arrivé en tête du sondage du Time Magazine pour élire la personnalité de l’année.

L’acclamation de WikiLeaks par une partie des médias révèle l’influence grandissante de la pensée conspirationniste des journalistes. De nombreux journalistes ont internalisé l’idée selon laquelle ce qui importe aujourd’hui n’est pas l’histoire, mais l’histoire derrière l’histoire. Le déclin de l’autorité de la connaissance nous a menés dans une situation où les journalistes voient maintenant les fuites comme la « vérité vraie ». De nombreux journalistes sont plus à l’aise à expliquer un événement en le réduisant à un complot secret plutôt que de fournir une analyse des causes sociales et politiques d’une chaîne d’événements.

Alors pourquoi la théorie du complot dominateur, et la pratique du fuitage a-t-elle gagné une telle faveur parmi des personnes ayant par ailleurs des opinions politiques divergentes ?

La normalisation de la rupture de confiance

Le fuitage, ou la révélation d’informations confidentielles, a longtemps été perçu comme un acte de déloyauté, d’irresponsabilité, voire de traitrise. Toutefois, depuis la fin des années 70, c’est le secret, la confidentialité et la vie privée qui ont été de plus en plus stigmatisés. En fait, ce qui était autrefois fustigé comme un acte de traitrise – le fuitage – a été promu en un acte héroique d’un dénonciateur courageux. En Grande Bretagne, dans les années 80, il y eu un flot de fuites, le fuitage était devenu une routine de la vie politique. Parmi les exemples frappants, il y eu notamment les cas de Sarah Tisdall et de Clive Ponting, dans lesquels les deux fonctionnaires ont cherché à justifier le fuitage d’informations officielles sur le motif de l’intérêt public. Bien que Tisdall ait été reconnu coupable d’un crime devant la cour de justice (Ponting a été acquitté), les deux ont été traités comme des héros qui s‘étaient dressés pour rétablir la justice et la responsabilité publique. À partir de là, la dénonciation est devenue routinière.

Et le fuitage ne se limite pas à des causes d’activistes. Des figures de l’establishment britannique utilisent maintenant des fuites non reconnues pour tenter de jeter le discrédit sur leurs opposants. Contrairement à l’opinion populaire selon laquelle le fuitage contribue à exposer des programmes secrets, les fuiteurs tentent souvent de manipuler l’opinion publique. Cela arrive notamment à travers des propos « off » ou au moyen de fuites d’informations officielles sélectivement adressées au public pour en diriger la conscience collective. De telles pratiques peuvent causer de réels préjudices. En 2003, par exemple, en instrumentalisant le journaliste Robert Novak, la Maison Blanche révéla que Valerie Plame était un agent de la CIA. Cet acte téméraire avait été conçu pour faire pression sur Joseph Wilson, ancien ambassadeur et mari de Valerie Plame, qui avait remis en cause les justifications développées par l’administration Bush pour envahir l’Irak.

Les fantaisistes conspirationnistes ont encouragé la recherche effrenée de programmes secrets

Une des raisons pour lesquelles le fuitage a prospéré est la perte d’autorité et l’érosion de la confiance dans la bureaucratie. Depuis quelques temps maintenant, l’idée selon laquelle les politiciens mentent est devenue une vérité incontestable. Il y a une suspicion très forte à l’égard des politiciens et représentants officiels. Dans de telles circonstances, ce qu’ils disent ou font importe peu par rapport à ce qu’ils auraient tenté de cacher. Et une des conséquences de ce cynisme est que la responsabilité démocratique est de plus en plus perçue comme provoquée par les dénonciateurs plutôt que par le contrôle publique. Ce sentiment a été résumé par un journaliste de la manière suivante : « les fuites politiques font, à plusieurs égards, l’élément vital de la vie politique » avant de conclure « qu’elles sont un élément valable et vital du processus démocratique. »

La façon presque imprudente avec laquelle la trahison de la confiance a été reclassée comme garante de la démocratie témoigne de l’influence de l’idée qu’un monde parallèle secret détermine notre existence.

Conséquence de la normalisation de la rupture de confiance, la bureaucratie a plus ou moins renoncé à lutter sérieusement contre ce problème. Du coup, quand le secrétaire de cabinet Gus O’Donnell a apporté des preuves au comité d’investigation du parlement britannique de l’existence de de fuites et de dénonciations au sein du gouvernement, il a déclaré que les investigations officielles se concentraient désormais sur la prévention des fuites plus que sur la poursuite des destinataires des fuites. Le rapport du comité conclut que « les preuves que nous avons reçues suggèrent que les investigations internes aboutissent rarement ». Il ajoutait aussi que « cela résultait d’un culture politique tolérant faiblement le fuitage politique ». Autrement dit, puisque les fuites sont devenues un fait de société, il est inutile d’en faire toute une affaire.

De temps à autre, certains politiciens font vœu de lutter contre l’institutionnalisation du fuitage. En Novembre dernier, le secrétaire de la défense britannique Liam Fox fit la promesse de lutter contre ce qu’il caractérisait de « culture de la fuite » après que plusieurs révélations aient mis en cause son ministère. Néanmoins, ni Fox ni personne d’autre ne fera probablement changer quoi que ce soit à la valorisation culturelle des dénonciateurs aujourd’hui. A moins qu’un gouvernement ne soit confronté à une faille de sécurité majeure, à l’image du récent épisode WikiLeaks, ils donneront simplement l’impression de s’attaquer au problème.

Cibler la sphère privée

La vision du monde simpliste des adeptes de la théorie du complot contribue à alimenter la suspicion et la méfiance à l’égard de la politique. Cela supplante le débat public en le remplaçant par une quête destructrice du complot caché. Cette mise en scène de la vie privée et des intérêts personnels des politiques contribue à la théatralisation du débat public au détriment de la vérité. Les médias alimentent cette tendance en donnant le signal que ce qui est important n’est pas ce que disent les politiques, mais ce que leurs intérêts dictent. Les médias incitent le public à rechercher les motivations cachés. Personne n’est ce à quoi il ressemble.

Cette normalisation de la suspicion et de cette défiance n’a aucune vertu positive. Au contraire, l’idée que la vie des gens serait contrôlée par des forces cachées incompréhensibles tend à renforcer l’immobilisme. Pire encore, la suspicion à l’égard du comportement en coulisses des politiques et autres représentants a progressivement été étendue à tout un chacun, menant à une généralisation de la défiance envers la sphère privée. C’est la principale raison pour laquelle la transparence est devenue une vertu culturelle si importante au XXIe siècle. La transparence est maintenue car les gens sont présumés être mauvais, à moins qu’ils ne soient tenus de rendre des comptes, avec des procédures et bien sûr des traces écrites. Il y a une convergence de l’incertitude vis-à-vis de la capacité à savoir et la méfiance à l’égard des comportements humains qui nourrit l’imagination conspirationniste et la divination de la transparence.

La culture contemporaine a encore un petit peu de respect pour la vie privée et la vie de famille. Pourtant les campagnes politiques et la culture populaire recherchent en permanence à démontrer les méfaits de ces institutions de la sphère privée. Des expressions comme « la face cachée de la vie de famille » évoque un sentiment d’effroi à l’égard des relations privées et/ou invisible. Les décideurs et entrepreneurs de vertu ont été à la pointe de la lutte pour davantage de surveillance publique de la vie privée. Les penseurs féministes, en particulier, ont mené une critique acerbe de la vie privée. De nombreuses féministes prétendent que dans la sphère privée, les femmes sont rendues invisibles, que leur travail n’est pas reconnu, et donc dévalorisé, et que leur vie est martyrisée par la violence des hommes. Cette vision selon laquelle la sphère privée serait un espace dangereux – et ce particulièrement pour les femmes et les enfants – est devenue une vérité incontestée dans la culture populaire. Ainsi, des politiques intrusives ont été mises en place dans le but d’ouvrir la vie privée au regards extérieurs. Un des arguments, souvent répété contre ceux qui veulent préserver l’autonomie de la sphère publique, est que seules des institutions très vigilantes pourraient protéger les enfants des adultes prédateurs. Ainsi, du point de vue conspirationniste, l’ouverture de la sphère privée à l’opinion publique serait toujours une bonne chose.

La vie privée est souvent décrite comme un manteau ou un simulacre qui permettrait à des horreurs sans nom d’avoir lieu dans le cercle familial. Cela suppose que, laissés à leur propre jugement et loin de tout regard extérieur, les gens auraient tendance à être dominés par des émotions destructrices. Les hommes sont tout particulièrement condamnés pour l’utilisation du privilège de la vie privée afin de terroriser les femmes et les enfants. Cette représentation peu flatteuse des relations intimes promeut l’idée que l’on serait tous sous la menace imminente de la victimisation. Et la vie privée n’aurait donc aucun intérêt légitime. Pour certains – les féministes en particulier – l’intimité serait même par définition une relation de violence.

Il y a peu de doute que la vie privée peut être violente et dégradante dans certaines circonstances. La vie privée est un endroit sûr pour exercer des comportements destructeurs. Mais ces aspects négatifs de la vie privée ne sont pas un argumentaire cohérent pour éradiquer la sphère privée dans son ensemble, pas plus que l’existence de violences dans les rues ne sont un argument valable pour revendiquer l’élimination de la sphère publique. Aujourd’hui, la destitution de la sphère privée dénigre l’un des aspects les plus importants de l’expérience humaine. La séparation de la sphère privée et publique a été essentielle pour l’émergence de l’individu moderne. L’aspiration à l’autonomie et à l’identité personnelle ne peut être complètement assouvie dans la sphère publique car la sphère privée ne fournit pas seulement un espace de réflexion mais aussi un espace de développement personnel. Les relations intimes ont besoin de vie privée si on ne veut pas qu’elles se désintègrent sous la pression de la surveillance publique. Quels que soient les problèmes qui puissent exister dans la sphère privée, celle-ci offre néanmoins un lieu de développement de l’expression et de l’exploration personnelle.

Les idées, les émotions et les passions qui peuvent être exprimées à une âme-sÅ“ur deviennent très différentes lorsqu’elles sont divulguées au grand public. Comme Hannah Arendt l’expliquait :

L’amour est tué ou éteint au moment où il est divulgué au public.

L’observation d’Arendt sur l’impact destructeur d’un régime de transparence de la sphère privée peut aussi être appliquée à l’institutionnalisation du fuitage dans le domaine public. Dans les deux cas, quelques uns des pires traits de caractère – voyeurisme passif, déloyauté, traitrise, exhibitionnisme – sont transformés en serviteurs de l’intérêt public.

Les fuites peuvent embarrasser les individus et les institutions. Elles peuvent mettre en lumière des faits jusque-là inconnus. Cependant, elles sont davantage susceptibles d’alimenter la suspicion, les rumeurs, et ainsi de distraire et de semer la confusion. Ce qu’une fuite révèle n’est rien, comparé à ce qui peut être potentiellement appris par l’analyse du monde, à travers la recherche et l’investigation, et bien sûr le débat d’idées et d’opinions. Mais le véritable dommage causé par le fuitage est qu’il alimente la suspicion, et qu’il donne lieu à une perspective conspirationniste qui encourage chacun à rechercher les manipulations cachées plutôt que de chercher les réponses aux problèmes auxquels notre monde fait face.

Spiked et traduit de l’anglais par Stanislas Jourdan

>> Illustrations flickr CC OperationPaperStorm ; Aga Slodownic ; Mike Pickard

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