Contre le mythe de la lenteur salvatrice, la “démobilité” ?

Le 4 novembre 2010

Il est de bon ton de critiquer l'accélération à l'œuvre dans notre société moderne. Mais pour Philippe Gargov, on se trompe de cible : c'est le mouvement qu'il faut arrêter.

La vitesse, c’est le mal

“La vitesse physique de déplacement vous fige. On est inerte, délatéralisé. Oui, les œillères, c’est la vitesse”, prêche Paul Virilio dans un entretien fleuve accordée à VICE. “Au secours ! Tout va trop vite !”, titre de son côté Le Monde Magazine pour résumer un peu hâtivement (lol) une excellente interview du sociologue allemand Hartmut Rosa, auteur d’un essai sur “l’accélération” de nos sociétés (La Découverte). Le rappeur Oxmo Puccino, enfin, complète notre trio de Sages avec ces lyrics tirées de Demain peut-être (vers 3’10”) :

“On se dématérialise, devenons matérialistes

Et on ne réalise pas que tout va si vite

Mais la vitesse n’emmène pas loin,

A quoi bon s’élever pour

Tourner en rond ?”

Point commun de ce podium “vitessophobe” ? Vous l’aurez compris : la vitesse c’est le mal, et le progrès technique est sans surprise jugé coupable de cette accélération vertement critiquée (ils ne sont évidemment pas les seuls). Il serait difficile de leur donner tort, du moins sur le constat. À vrai dire, comment pourrait-on contredire Hartmut Rosa quand il rappelle que “le temps a anéanti l’espace. Avec l’accélération des transports, la consommation, la communication, je veux dire “l’accélération technique”, la planète semble se rétrécir tant sur le plan spatial que matériel. Des études ont montré que la Terre nous apparaît soixante fois plus petite qu’avant la révolution des transports. Le monde est à portée de main.” Thank you, Captain Obvious ! Car la critique de la vitesse fait rarement dans la subtilité, et nos sages enfoncent des portes grandes ouvertes.

Les remèdes à ce “mal de vitesse” tombent dans ce schéma sous le coup de l’évidence : tout va trop vite ? ralentissons ! “En ralentissant, vous redonnez du champ”, dit Virilio – et il a bien raison. Oui, car fustiger les détracteurs de la vitesse n’en fait pas de moi son défenseur, bien au contraire. La lenteur est vertueuse, et j’avais déjà fait part de mon opinion sur le sujet dans un texte écrit à l’époque pour le Groupe Chronos : “Prenez le temps d’aller lentement”. Mais alors, me direz-vous, pourquoi diable vous parlé-je de tout ça ? parce qu’il me semble que Virilio ou Rosa se trompent d’ennemis, en se focalisant sur la vitesse et l’accélération.

À marche stressée

À trop axer son discours sur la lenteur comme “remède miracle”, il me semble que l’on ne se pose pas les vrais questions. La lenteur, d’abord, souffre de la largesse de ses définitions. Qu’appelle-t-on “lenteur”, au juste ? Certains évoquent ainsi, pêle-mêle, le tramway, le bus, le vélo ou la marche. Autant de modes aux vitesses sensiblement différentes. La vitesse urbaine moyenne étant aujourd’hui plafonnée à 25 km/h, peut-on vraiment parler de lenteur lorsque l’on est en bus ou en tramway, voire en vélo (les habitués dépassent les 20 km/h moyens) ?

Reste la marche, seule véritable “mode lent” ; elle était justement l’invitée d’honneur d’un forum Chronos auquel j’ai pu assister hier matin (cf. mon compte-rendu : Walkability is in da place). Logiquement, la lenteur y tenait une place de choix. Jusqu’à ce Jean Grébert (Renault) rappelle depuis l’assistance que la marche n’était pas forcément le mode poétique et contemplatif se dessinant entre les lignes de cette “lenteur salvatrice”. Car la marche peut aussi se faire dynamique et tonique lorsqu’elle est subie (ou simplement lorsque l’on n’envisage pas la marche comme un mode au ralenti : cf. mon éloge du “slalom urbain” dans Eyeshield 21).

Hartmut Rosa reproche ainsi à la vitesse de limiter notre capacité à consommer l’espace traversé furtivement : “L’accélération technique s’accompagne très concrètement d’un anéantissement de l’espace en même temps que d’une accélération du rythme de vie. [...] Cette accélération des rythmes de vie génère beaucoup de stress et de frustration. Car nous sommes malgré tout confrontés à l’incapacité de trop accélérer la consommation elle-même. C’est là un des stress majeurs liés à l’accélération du rythme de vie : le monde entier nous est offert en une seconde ou à quelques heures d’avion, et nous n’avons jamais le temps d’en jouir. [...] Cette rapidité et cette proximité nous semblent extraordinaires, mais au même moment chaque décision prise dans le sens de l’accélération implique la réduction des options permettant la jouissance [de l’espace] traversé”. Mais le ralentissement du transit, par exemple par la “mise en marche”, garantira-t-il pour autant la possibilité de “consommer” le territoire ? Rien n’est moins sûr ; car même ralenti, le courant du mouvement emporte le passant vers ses obligations. Dans ces situations, les “œillères” de Virilio restent belles et bien présentes…

Or, et c’est là que le bât blesse, la marche subie est aujourd’hui majoritaire, puisque incluse dans chacun de nos déplacements quotidiens “sous pression” (courses, domicile-travail, rendez-vous, etc.). Que reste-t-il alors des vertus enchanteresses de la marche ? Du vent, mais du vent lent. Ça nous fait une belle jambe. Il faut donc changer de regard, c’est-à-dire d’ennemi dans le viseur.

“Rejoignez l’mouvement”, qu’ils disaient…

Et si le vrai problème n’était pas dans la vitesse/accélération du mouvement, mais dans le mouvement lui-même ? Nos sociétés sont fondées sur l’idée que le mouvement – qu’il soit rapide ou non, soutenable ou non, vivable ou non – est nécessairement positif. C’est palpable dans le discours sur la lenteur, qui ne remet jamais en cause le “pourquoi” du déplacement, en se focalisant sur le “comment”.

Il suffit de jeter un œil aux slogans publicitaires pour en prendre la mesure… au hasard, en se rendant sur le tumblr “Rejoignez le mouvement” qui recense toutes les marques usant et abusant de la formule, des plus attendus (le mouvement étant justement leur argument de vente : Peugeot, Playstation Move…) aux plus surprenants (le Mouvement des Chrétiens Retraités, SRSLY ?!). La formule n’est qu’un des nombreux avatars de ce “dogme du mouvement” (qui fait écho au “dogme du flux” de Bruno Marzloff). Il est loin d’être le seul, et les exemples pourraient remplir un autre tumblr.

Citons ainsi l’Institut pour la Ville en Mouvement, dont l’appellation résume tout des enjeux qui la sous-tendent ; ou le géographe Michel Lussaut qui rappelle que “se tenir immobile dans notre société est considéré comme une remise en cause de la ‘norme sociale puissante’ à l’heure de la mobilité permanente” (via) ; ou encore le philosophe Zigmunt Bauman lorsqu’il propose un angle d’attaque aussi simple que pertinent : la métaphore du “liquide” pour décrire le basculement de nos sociétés dans “l’ère du flux” qui ne connaît “qu’un seul interdit : s’arrêter, faire la pause, se retirer de la course à l’éphémère”. Hors du mouvement point de salut, en somme. Sauf si… ?

Le mouvement ? Faites-le taire !

N’est-il pourtant pas nécessaire de remettre en cause cette “mobilité” trop souvent incontestée, ou du moins d’en questionner la légitimité ? Car les maux décrits par Rosa ou Virilio ne sont pas tant ceux de la vitesse que ceux du mouvement en général, du “liquide” qui rend chaque seconde plus friables nos certitudes et perceptions du quotidien (stabilité de nos relations sociales et professionnelles, par exemple). En termes de déplacement physique, c’est bien les trajets subis qui sont en ligne de mire ; et peu importe qu’ils soient lents, rêveurs ou ludiques s’ils sont vecteurs de stress et de pression. Le remède est dès lors tout trouvé : si la mobilité est la cause, il ne reste qu’à s’en affranchir. C’est certes très binaire, mais ça a le mérite d’être moins largement diffusé.

Cette voie de sortie existe bel et bien ; on la baptisera “démobilité” (note : j’emprunte l’usage de la formule à Chronos). L’écho à la décroissance est volontaire : de même que l’on ne pourra continuer sur ce modèle de consommation bien longtemps [“Si nous continuons sur ce rythme de ‘croissance’, nous aurons besoin de deux planètes en 2030”, selon le Living Planet Report 2010 de WWF. Via.], nous ne pourrons soutenir encore longtemps l’inflation de mouvement qui caractérise nos quotidiens. La formule choisie est donc volontairement choc ; plutôt logique, puisqu’elle propose ni plus ni moins de limiter nos mouvements subis (la précision est ici nécessaire, afin de faire taire l’argument du “droit à la mobilité”), autrement dit de diminuer le nombre de raisons de se déplacer.

“L’organisation du travail est évidemment en arrière-plan car elle conditionne la mobilité, tant subie que choisie”, expliquait Chronos en ouverture d’un forum consacré au sujet (Mobilités et démobilités se conjuguent). Plus généralement, c’est toute l’organisation de notre quotidien qui est à revoir. Le mouvement est déjà lancé, avec le retour des commerces dits “de proximité” dans les centres-villes. De simples initiatives font parfois l’affaire : ainsi, un point de livraison Kiala ou Cityssimo limitera les contraintes temporelles qu’imposeraient autrement l’e-commerce au jeune urbain dynamique type.

Le télétravail, c'est la santé.

Le numérique, un levier essentiel

Logiquement, le numérique est un levier essentiel de ces “démobilités” : télétravail, e-commerce, e-administration etc., autant de pratiques permettant d’étouffer l’inflation des déplacements subis qui caractérise nos ‘vies mouvementées’. Mais elles ne feront pas le travail toutes seules, incapables de supplanter en un claquement de doigt des pratiques professionnelles ou de consommation bien ancrées dans nos routines. L’urbanisme est la clé. La responsabilité du modèle périurbain sur l’explosion de nos déplacements subis est désormais bien connue, et partagée par tous. Sans un meilleur maillage du territoire par les points de livraisons, les télécentres, etc., aucune de ces pratiques de”‘substitution numérique” n’aura de véritable effet. “La Datar estime que c’est le maillage du territoire qui devrait assurer le succès d’un réseau de télécentres”, selon Les Échos qui s’interrogent sur le faible développement du télétravail en France.

Une utopie réaliste, donc. Mais une utopie quand même, dirons certains. Car cela implique de rompre définitivement avec les modèles économiques qui font tourner le monde (“liquidité” des capitaux et des hommes). Comme l’explique l’architecte urbaniste André Lortie :

“Souhaite-t-on se donner les moyens de pouvoir continuer à étendre les grandes villes indéfiniment sur la base de faibles densités [...], ou vise-t-on une occupation du sol raisonnée qui soit plus respectueuse des équilibres entre urbain et non-urbain ? Si le second terme doit être réellement pris au sérieux, il importe de mesurer ce que cela signifie d’un point de vue économique, dans la mesure où la croissance est en partie déterminée par ce choix.

Circuits courts et concentration urbaine induisent une autre forme d’économie que celle de la production de biens manufacturés dont une partie permet de pallier l’appauvrissement urbain induit par une forme d’occupation du territoire expansive et sous-densifiée. La décision n’est pas économique, elle est politique.”

Mais est-on prêt à faire un tel choix ?

Images Marion Boucharlat pour OWNI, CC Flickr Andrew Tallon, maantas et Scumfrog

Une Marion Boucharlat pour OWNI

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