Les juges paient des années de soumission collective

Le 8 février 2011

Le système du suivi des peines aurait du être rejeté depuis longtemps par les magistrats. L'un d'entre eux dénonce les failles d'un système en panne.

Nicolas Sarkozy n’a pas le monopole de la démagogie. Il n’a même pas le mérite d’avoir inventé la chasse au juge, le sport préféré de la classe politique française.

Depuis des lustres, la justice est la tête de Turc de nos gouvernants parce que quelques magistrats – ceux que Mitterrand traitait jadis de « chiens » – osent parfois aboyer à leurs basques. Mais si l’actuel Président se contentait jusqu’à présent de les comparer à des petits pois, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner que ses offensives actuelles ont d’autres visées que de poursuivre les humiliations dont nos politiciens ont fait leur plaisir favori.

Faut-il pour autant applaudir le sursaut de dignité de la magistrature française, d’ordinaire si molle et si docile ? Sur la forme peut-être, quoique je sois sans illusion sur son audace éphémère, dont elle est la première effrayée.

Que fera-t-elle après trois ou quatre petits jours de grève – pardon, de « suspensions d’audiences », il y a des mots qui fâchent – sinon retourner bien sagement dans ses salles d’audience, loin desquelles elle se sent désespérément perdue ? N’est pas Tunisien ou Égyptien qui veut.

Les juges n’ont rien fait pour sauver une justice pénale moribonde

Quant au fond de l’affaire, c’est autre chose. Car si le président de la République a pu si facilement s’en prendre aux juges de Nantes ce n’est pas, comme disent ceux qui l’approuvent, parce que les juges n’en font pas assez, mais parce que la justice pénale que nous rendons est moribonde et que les juges n’ont rien fait pour l’empêcher.

Et de cela, ils sont comptables tout autant que les politiques parce qu’ils n’ont jamais su enrayer – ils n’ont même pas essayé de le faire – les dérives d’un système à bout de souffle. Les magistrats français paient aujourd’hui trop d’années de complaisance obséquieuse et de soumission collective, que l’on retrouve jusque dans les piètres arguments qu’ils opposent aux critiques qui les assaillent.

Car le vrai problème n’est pas de leur accorder plus de moyens, mais qu’ils se ressaisissent pour rendre – enfin – une autre justice.

Un éducateur aurait-il sauvé Lætitia ?

Si l’on voulait réfléchir un peu, il faudrait se demander par exemple en quoi mettre un éducateur derrière le meurtrier présumé de la malheureuse Lætitia aurait changé quoi que ce soit à l’horrible sort de la victime.

Mais les mythes ont la vie dure. Qu’on me pardonne de relater une anecdote pour illustrer mon propos.

Il y a vingt-cinq ans à peu près – on voit ainsi que le mal n’est pas récent – j’ai dû juger en cour d’assises un pervers sexuel multirécidiviste qui avait tué atrocement une petite fille après l’avoir violée avec un comparse.

L’individu avait auparavant bénéficié d’une libération conditionnelle qui s’était déroulée à la pleine satisfaction des éducateurs et du juge de l’application des peines. L’enquête révéla pourtant que le probationnaire modèle violait aussi la fille de sa concubine sur la table de la cuisine quand il attendait la visite de son éducatrice.

Heureusement, en ces temps anciens, on ne demandait pas aux juges de s’expliquer, pas même de s’excuser.

Fumeuse promesse d’embauche pour un braqueur récidiviste

En voulez-vous une autre ? Présidant plus récemment une audience de comparution immédiate, j’eus la surprise de voir un jour comparaître un braqueur de banques, récidiviste également, récemment sorti de prison grâce à une opportune libération conditionnelle.

Ayant dû prolonger sa détention provisoire quelque mois plus tôt comme juge des libertés et de la détention, j’étais fort étonné en effet de le voir déjà en liberté, même si je l’étais moins de le retrouver devant nous.

Car ce n’était pas un petit braqueur : avec sa bande, ils avaient volé des engins de chantier pour défoncer les distributeurs automatiques de billets et accueilli les gendarmes avec un pistolet mitrailleur – dont il fut fait usage faut-il le préciser ?

Passons sur l’indulgence de la sanction, obtenue probablement grâce à une maladie dont il avait guéri sitôt la peine prononcée : sept ans de réclusion. Le jour précis où il avait atteint sa mi-peine, éligible à la libération conditionnelle à condition de voir levée sa période de sûreté, il avait obtenu et l’une et l’autre sur-le-champ.

Sur la base de quelles garanties ? Une promesse d’embauche fournie par un garagiste qu’une balle dans le dos lors d’un règlement de comptes avait rendu invalide, mais qui offrait un généreux emploi au braqueur repenti dans son garage en liquidation ! Il n’y mit évidemment jamais les pieds. Je n’ai jamais eu de compte-rendu sur le déroulement de sa libération conditionnelle…

La justice dans une confortable illusion sanitaire et sociale

Ce ne sont, me dira-t-on, que quelques ratés comme on peut en trouver partout. Je veux bien, mais c’est refuser de voir aussi que les politiques, submergés par une délinquance et une criminalité qu’ils ne maîtrisent qu’en tripatouillant les statistiques, ont entraîné la justice dans la grande illusion sanitaire et sociale, si confortable et si rassurante.

Je me demande même dans quelle mesure ce ne sont pas les juges qui ont attiré les politiques et les médias dans ce mirage, tant la magistrature aime à donner d’elle-même l’image flatteuse de la compétence et de la pondération.

Empressés de prouver leur savoir-faire, les magistrats ont accepté d’assumer tous les maux d’une société trop heureuse elle-même de leur en abandonner l’impossible gestion. Ils ne savent plus, maintenant, comment s’en dépêtrer.

Le monde enchanté des Bisounours

Imaginons alors ce que cela peut donner quand on passe des grands prédateurs à la population pénale ordinaire, celle qui défile à la queue leu leu dans les bureaux du juge d’application des peines (JAP) pour quêter qui un bracelet électronique, qui une semi-liberté ou n’importe quel autre aménagement de peine qui évite de connaître les geôles, il est vrai lugubres, de la République.

Les JAP ont reçu injonction du législateur de les octroyer généreusement pour les peines inférieures à deux ans de prison car les maisons d’arrêt débordent, quoi qu’on fasse, de partout.

Mais voilà qui est parfait, disent les bonnes âmes : aménager la peine, c’est la rendre utile et fructueuse, en vue d’une réinsertion qui est bien le but de la réparation que demande la société.

Oui peut-être, dans le monde enchanté des Bisounours, quand on raconte aux enfants des histoires qui embellissent leurs jolies nuits pleines de rêves. Dans la réalité sordide de la violence sociale ordinaire, la vie est hélas moins rose et les happy end bien plus rares.

Des gadgets socio-psycho-médico-pédagogico-éducatifs

La vérité de cette vie est ailleurs : dans une société déboussolée, où l’ordre public apparent l’emporte maintenant sur toute autre considération car c’est lui qui conditionne le résultat des élections, la police arrête à tour de bras, place en garde à vue à la chaîne, boucle à la va-vite ses enquêtes et ficelle n’importe comment ses procédures.

La justice, qui juge en rang serré une chiourme habituée à errer entre hôpitaux et prison, abat, plus mollement qu’on ne le dit mais avec la lassitude de ceux qui connaissent l’inanité de ce qu’ils accomplissent, des peines qu’elle fait semblant de croire « utiles » en les assortissant de toute une panoplie de gadgets socio-psycho-médico-pédagogico-civico-éducatifs aussi creux les uns que les autres.

C’est ainsi qu’au terme, paraît-il, d’une quinzaine de condamnations, Tony Meilhon avait encore écopé d’un sursis avec mise à l’épreuve.

Mise à l’épreuve de quoi, le saura-t-on jamais ? La justice y croyait d’ailleurs si peu qu’elle a laissé le dossier dormir sous la pile de toutes les autres décisions, aussi vaines, qui s’entassent sur les bureaux des JAP.

Avec Tony Meilhon, les juges se sont piégés eux même

Dans un autre contexte, il faudrait en rire. Car si la justice dans cette affaire est responsable de quoi que ce soit, c’est bien d’avoir fourni à Nicolas Sarkozy le prétexte sur lequel il s’est précipité pour la rendre responsable de la mort de Lætitia.

La seule chose dont on s’autorise à sourire dans cette affaire, c’est de voir à quel point les juges se sont piégés eux-mêmes. Condamnant Tony Meilhon [soupçonné du meurtre de Lætitia, ndlr], pour outrage à magistrat, ils l’ont placé sous le contrôle d’un JAP et d’un éducateur qui avaient pour mission de le surveiller, ce dont ils étaient bien incapables.

Faute de moyens peut-être, puisque les effectifs fondent comme neige au soleil, mais faute d’abord et surtout de savoir pourquoi on met des individus dotés de lourds profils sous une surveillance qu’on sait – ou qu’on devrait savoir – aussi oiseuse que vouée à l’échec. Mais le mythe est indestructible.

Et les juges, d’un seul chÅ“ur, continuent envers et contre tout à psalmodier leurs demandes de moyens, pour dissimuler leur impuissance et leur désarroi devant la montée d’une société en miettes et pour éviter de se poser les seules questions qui vaillent : qui jugeons-nous, pourquoi, comment et pour quoi faire ?

Article initialement publié sur le blog de Jean de Maillard sur Rue89

Crédits photos CC FlickR ilkin., DieselDemon

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