[LIVE] Embarqué au Caire
En direct du Caire, Damien Spleeters suit l'évolution de la situation. Il nous raconte son expérience au plus près des manifestations.
Alors que Damien s’apprête à embarquer sur le vol qui le ramène à Bruxelles, nous clôturons sa partie du live. Nous restons attentifs aux informations de François Hien, ici.
Mardi 8 février, 10h00
A tous les amis, que vous soyez convaincus ou pas par ce qui s’est passé, il est maintenant temps de faire ce que nous pouvons pour notre pays. S’il vous plait, n’allez pas retirer plus de cash que ce que vous avez besoin. N’allez pas acheter de dollars si vous n’en avez pas besoin. Aidons notre économie à rester forte.
C’est ce message qui circule depuis hier sur les portables égyptiens, depuis la réouverture des banques, depuis que certains sont retournés travailler. “En dehors de Tahrir, tout est normal”, me dit Hesham. Il travaille pour une multinationale japonaise. Son fils, Karim, qui a crée une startup avec quelques amis, est là aussi. Je leur demande si le soulèvement populaire a vraiment déstabilisé toute l’économie égyptienne. “C’est relativement superficiel, affirme Hesham, quelques magasins pillés, quelques voitures brulées. Le pire c’est la bourse et le tourisme”. L’ombre de la crise économique serait-elle déjà loin? “Il y a du bon, reprend Karim, en période de transition, on voit qu’il y a plus de ventes en bourse, les sociétés sont sous-évaluées.” Tout comme les habitants du Caire qui organisent la sécurité de leur quartier, on voit naitre d’autres initiatives destinées à maintenir le pays à flot.
Pour ce qui est de l’avenir, Hisham est dubitatif. “On va voir, dit-il, pour l’instant rien ne de décide vraiment. Il faut attendre. Il n’y avait pas d’opposition en Égypte, seulement sur papier. Elle était écrasée par le régime. Aujourd’hui les gens protestent mais il n’y a pas de responsables à qui parler, personne pour exprimer les demandes.” Pourtant, un peu après la libération de Wael Ghonim, un responsable de Google détenu depuis le début du soulèvement, le bruit court que des représentants seront bientôt élus place Tahrir.
Lundi 7 février, 18h00
On entend pas mal parler des Frères Musulmans dans cette révolution. Pas une rédaction qui n’invite tout un panel d’experts pour en débattre. Ici, ce sont les acteurs du soulèvement populaire égyptien que j’interroge. “Les Frères Musulmans sont très bien organisés, me dit Assyouti, mais je ne pense pas qu’ils puissent obtenir plus de 30 ou 40% de la représentation politique.” Les Frères Musulmans ne sont pas autorisés à former un parti politique, mais ils restent un groupe très influents. “Ils veulent avoir leur mot à dire, siéger au parlement.”
Pourtant, pour Assyouti, l’Égypte future se rapprochera plus d’une nouvelle Turquie que d’un autre Iran. Même avec la présence des Frères Musulmans, le pays pourrait maintenir un équilibre séculaire:
Il suffit d’écouter les slogans là en bas pour comprendre que les gens demandent un gouvernement séculaire. Et si l’Occident entretient sa propre peur du vide, c’est parce que Moubarak a réussi à l’effrayer avec le point d’interrogation de ce qui viendra après lui.
Je retourne sur la place Tahrir pour y trouver l’un de mes contacts, Islam. Il va me faire rencontrer un membre des Frères Musulmans, Alladin, et jouer les interprète. En quelques mots chuchotés, Islam lui explique qui je suis. Il accepte très simplement de répondre à mes questions. Alladin me dit que les Frères Musulmans veulent simplement vivre dans une atmosphère politique naturelle pour s’exprimer en tant que groupe, “avoir la chance de montrer leur programme, donner la possibilité aux égyptiens de vivre avec la véritable morale islamique, porter l’attention sur les valeurs islamiques dans le respect des autres, dans le pluralisme.” Islam réagit : “l’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer politiquement. Les Frères Musulmans n’ont rien à voir avec l’Iran ou avec les Talibans.” Alladin reprend : “Les Frères Musulmans sont présents dans 83 pays qui n’ont jamais eu à s’en plaindre. Ça serait un problème seulement en Égypte, parce que le pays occupe une place stratégique.”
Je lui demande pourquoi l’Occident aurait peur des Frères Musulmans. “Parce que pour les Frères Musulmans l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un mode de vie. Et aussi parce que ça contredit le programme de certains pays qui tirent profit des dictateurs et de la corruption. Les Frères Musulmans menace ce programme parce qu’ils sont insensibles à la corruption.” selon Islam, mon interprète, si les Frères Musulmans vivaient cachés jusqu’à présent, c’est parce que le régime procède à des arrestations en vertu de l’état d’urgence, ayant déclaré l’illegalité du groupe. Selon lui, les Frères Musulmans de rapprochent de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas dans leur soutien au peuple palestinien, mais ils s’en différencient par les moyens : “Les Frères Musulmans sont modérés et ne veulent pas recourir à la violence.”
Lundi 7 février, 10h00
La police secrète continue sa sale besogne au Caire: harcèlement, interrogatoires, arrestations d’activistes et de journalistes. La situation reste tendue malgré quelques signes d’apaisement. Les embouteillages ont repris, comme le travail pour certains, le métro et les banques fonctionnent. Mais il suffit de se rendre sur Tahrir pour se rendre compte qu’il n’en est rien. En ce dimanche 6 février, nous sommes au 13e jour de protestation, et on dirait que c’est toute la ville qui se relaie pour tenir la place. Les voix sont cassées mais les slogans toujours plus forts. Je me fraie un chemin dans la foule juste après la messe copte célébrée avec les musulmans. Certains marchent en groupes compacts, sous de grandes bâches en plastique pour se protéger de la pluie. D’autres sont assis autour des chars pour les empêcher de bouger.
Tout est en mouvement, on s’agglutine autour de ceux qui lancent les premières lignes d’un chant de protestation, perchés sur des épaules ou des murets, avant de se disperser vers d’autres voix. Impossible de déterminer qui mène la danse. “Il n’y a pas de société secrète, de leader”, me dit Moatez, quand je le trouve au dernier étage d’un appartement qui donne directement sur la place. “C’est une frustration commune qui nous a réuni et maintenant, ça fait plus de dix jours que les gens sont ensemble, créent des liens, se parlent, s’organisent. On assiste à la naissance d’un forum, d’une agora”. Il me fait part de son inquiétude face à la polarisation de l’opinion publique égyptienne. Comme j’avais pu m’en rendre compte la nuit dernière en suivant un groupe de jeunes organisés pour la sécurité de leur quartier. Moatez est doctorant en sociologie, spécialisé dans la société égyptienne. Selon lui, cette polarisation est ce qui pourrait compromettre le plus la révolution en cours:
Avec son discours à la télévision, Moubarak a réussi à se retourner le soutien d’une grande part de la population. Il met la crise économique sur le compte des manifestants. S’il y avait un million de personnes ici, ça serait seulement 3% de la population active. Il ne mentionne pas le fait qu’il a fermé les banques et la bourse, ni le fait qu’il ait coupé l’accès à Internet, ce qui a arrêté les activités touristiques. Ou encore le fait qu’il ait instauré un couvre-feu qui empêchait les avions d’atterrir. Ce sont ces choses qui détruisent économiquement le pays.
La manipulation de l’opinion n’est pas la seule arme du régime, qui mène une véritable guerre d’usure contre les manifestants, bloquant ou ralentissant l’accès au ressources humaines ou alimentaires. “C’est dangereux de s’enfermer à Tahrir, me dit Moatez. Il faudrait bouger. Le problème, c’est que c’est l’endroit le plus sûr. Moubarak veut faire comme si rien ne se passait ici. Il veut qu’on nous ignore complètement, c’est ce qu’il faut éviter”. Moatez tacle enfin les rumeurs qui voudraient que Moubarak soit indispensable à tout remaniement constitutionnel, comme l’affirmait par exemple Tarek Massoud, de la Harvard Kennedy School, sur CNN il y a quelques jours: “Il n’y a rien de plus faux”, affirme Moatez. En réalité, un conseil de juge de la Cour Suprême pourrait annuler tous les amendements à la constitution faits depuis 1981, parce que sous l’état d’urgence il est illégal d’amender la constitution (en vigueur depuis l’assassinat de Sadate en 1981)”.
Dimanche 6 février, 15h00
L’ambiance sur la place Tahrir:
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Dimanche 6 février, 01h00
Il est plus de minuit, dans le quartier de Dokki, au Caire [cliquez pour accéder à la carte GoogleMap], à quelques minutes à pied de la place Tahrir, épicentre des mouvements de protestation contre le régime Moubarak. Je suis de sortie cette nuit pour observer les comités qui s’organisent pour la protection du quartier. Un quartier plutôt aisé et calme en temps normal, devenu lieu de passage vers la place Tahrir depuis le début de la révolte.
Impossible pour moi de sortir l’appareil photo: c’est sous couvert d’anonymat que les habitants ont accepté de témoigner. Les noms utilisés sont donc pure invention.
J’ai pu parler plusieurs fois au téléphone avec mon contact, appelons-le Ossama, avant de pouvoir fixer un rendez-vous. Ossama, la trentaine, fait partie de ces habitants du Caire qui ont décidé de s’organiser pour assurer la sécurité de leur quartier et prévenir les pillages.
La BBC est venu nous rencontrer, mais tout ce qui les intéressait c’était le côté sensationnel. Ils ont fait leur gros titre avec une phrase sortie de son contexte en disant qu’on était des gens violents. Mais tout ce qu’on fait, c’est réagir à la situation et protéger notre quartier. On a peut être vingt-trois gars dans les environs, et huit d’entre eux ont une arme à feu. Nous avons peur.
Il m’explique que les nombreux prisonniers qui se sont échappés ces derniers jours pourraient faire profil bas pour un temps avant de frapper. Il m’emmène un peu à l’écart de la route principale, dans les petites rues. “Nous ne sommes pas si loin de Tahrir”, dit-il, “et beaucoup des manifestants qui s’y rendent passent par ce quartier. Certains pourraient essayer de profiter de la situation pour s’introduire dans nos maisons”.
Ossama m’explique comment la police essaye de les empêcher de manifester:
En disparaissant complètement des rues, elle nous a donné l’impression qu’on devait assurer nous-mêmes notre protection. Nous savons aussi que les policiers font partie des pillards. Ils tirent en l’air pour nous faire peur et nous garder ici. C’est ainsi qu’ils contrôlent, par la peur.
Son groupe pense à investir plus d’argent dans l’achat d’armes à feu, dont le prix augmente avec la demande: “on doit se protéger coûte que coûte”.
La situation a changé brutalement pour les habitants du quartier. Impossible de penser au long-terme, ils sont en état d’alerte toutes les nuits, gardant le contact par talkie-walkie, surveillant le quartier avec des armes automatiques, organisant les relèves toutes les six heures.
Ces mouvements spontanés ont reçu de curieux soutiens: tous les clients de l’opérateur MobiNil ont reçu un texto au début du soulèvement les enjoignant à aider l’armée à assurer leur sécurité. Selon Ossama, “ce n’est pas acceptable, l’armée ne peut pas vous donner cette responsabilité”. Pour lui, il s’agit clairement d’une stratégie du gouvernement visant à augmenter le chaos et la peur dans la ville: “et ça fonctionne, ils sont de plus en plus nombreux, maintenant, à soutenir Moubarak. Ils veulent juste se sentir en sécurité à nouveau”.
Pour Ossama, ceux de la place Tahrir n’ont plus rien à perdre, ils ne s’inquiètent pas pour leur sécurité:
Il n’y a pas de classe moyennen en Egypte: il y a ceux qui peuvent se nourrir, et ceux qui ne peuvent même pas. Les seconds restent à Tahrir, ils ont connu pire, ils ne vont pas lâcher l’affaire. Finalement, on veut tous la même chose, mais pas avec la même détermination.
Un groupe s’avance vers nous. On se salue, les hommes blaguent et me demandent mon passeport. Je leur demande si ils soutiennent ceux de Tahrir: ”Oui”, me répond Moustafa, “jusqu’au dernier discours du président. Pour nous, c’était satisfaisant”.
“C’est un problème de confiance”, résume Mohammed, “le président serait vraiment idiot de ne pas faire ce qu’il a promis. Et puis, on peut toujours retourner manifester”.
Le bruit d’un coup de feu à distance, les hommes tendent l’oreille, puis reprennent:
On a commencé à 250 000, puis, on était deux millions. Après le discours de Moubarak, il restait environ 70 000 personnes à Tahrir: ils n’étaient pas satisfaits. Mais c’est à cause des affrontements que les gens sont retournés sur la place. Parce que pour eux, ça montre qu’on ne pouvait pas faire confiance à Moubarak.
Selon le groupe, en perdant la connexion à Internet et au téléphone, les gens ne voyaient plus l’intérêt de rester chez eux. Il y aurait plus de cent-cinquante personnes pour surveiller le voisinage, avec de dix à quinze individus par checkpoint. Ce soir, il n’y a plus autant de contrôles, la situation semble se normaliser.
Le groupe s’accorde à dire que le point positif est que la situation a renforcé les liens sociaux entre les habitants du quartier. Et quand on aborde le problème des étrangers, ils me disent qu’ils ont l’impression que les médias internationaux encouragent la protestation:
C’est une mine d’or pour les médias cette histoire. Plus c’est instable, plus ça plait.
“Je ne sais pas ce qui va se passer demain quand je vais retourner travailler”, me dit Ossama, “mais il faut que j’aille bosser, je ne peux pas rester à surveiller la rue pour toujours. Il faut continuer à vivre”.
Moustafa travaille pour Orange. Quand les réseaux étaient coupés, c’était “comme si on vivait dans une boîte”, dit-il.
Je leur demande à quoi sert le couvre-feu puisqu’il semble ne pas être respecté:
“C’est simple”, explique Moustafa, “sans couvre-feu, je ne peux pas demander ses papiers à celui qui passe dans la rue. Les militaires nous ont donné le feu vert: si quelqu’un est suspect, je peux le descendre”.
Nous marchons dans les rues du quartier, rencontrant quelques petits groupes armés. Moustafa analyse ce qui a changé:
On avait l’impression de ne pas exister dans ce pays, notre voix n’était pas entendue. Avec la révolte, on a pu enfin être écoutés. Et ça ne pourra pas nous être enlevé.
Ossama me raccompagne, on croise deux fourgons lourdement escortés: ils viennent ravitailler les banques qui ont réouvert ce dimanche matin. Pour lui, il y a comme un dilemme: croire les promesses de Moubarak, continuer de vivre comme avant, ou continuer à soutenir les manifestants:
Notre société est divisés: ceux qui pensent que Moubarak va tenir parole et se retirer à la fin de l’année, et ceux qui ne lui font pas confiance, qui ont été tellement brutalisés par la police et le régime qu’ils veulent le changement tout de suite.
Deux voitures de police passent lentement dans la rue, gyrophares allumés et sirènes hurlantes: “ils veulent montrer qu’ils sont de retour”, me dit Ossama,” ils veulent montrer qu’ils sont présents pour rassurer les habitants. Mais ça risque de prendre des mois avant qu’on leur accorde à nouveau notre confiance”.
Samedi 5 février, 10h00
Arrivé au niveau du checkpoint auquel j’ai été refoulé hier, la file est déjà longue. Après des négociations visant à faire comprendre que je suis journaliste, j’entre dans “la commune Tahrir” pour la première fois [cliquez pour accéder à la carte GoogleMaps].
Le changement est clairement palpable sur la place: on m’accueille chaleureusement comme si je venais de parvenir à un sanctuaire. Il est à peu près 11h30.
“Ca fait 5 jours que je suis ici”, me dit Abdallah, 23 ans, chimiste “je dors par terre, sur la route. C’est pas confortable, mais c’est le prix à payer pour notre liberté. Des gens sont ici depuis le début, plus de 10 jours. On est prêt à mourir pour notre liberté, on ne bougera pas d’ici avant le départ de Moubarak”.
La place Tahrir est une sorte d’organisme vivant, anarchique. Une commune qui trouve les moyens de sa survie dans la solidarité, la paix et la détermination. On arrive de part et d’autre pour ravitailler ceux qui restent ici en nourriture, eau et vêtements propres. Les militaires qui tiennent les points d’accès laissent passer les vivres. On a même organisé un service de nettoyage. Dans la poussière de place, les différences se font moins nettes:
“Je suis révolté par la propagande du régime”, me dit Islam, “il faut dire la vérité sur ce qu’il se passe ici. Les médias répandent la peur et la violence. Je parle parfaitement anglais, allemand et néérlandais. Si vos confrères veulent parler avec moi, dites leur que je suis là”.
Sur place se trouvent des jeunes, des vieux, des femmes, des enfants, des musulmans, des chrétiens, des riches, des pauvres, des gens qui proviennent de tous le pays, certains ayant eu accès à l’éducation et d’autres n’ayant pas eu cette opportunité. Des journalistes aussi, la pression exercée sur eux semblant être quelque peu retombée.
C’est vraiment l’Egypte, ici, à Tahrir.
Des groupes se forment spontanément autour de ceux qui haranguent la foule, parfois juchés sur les épaules de leurs compagnons. Les slogans sont repris en coeur, juste avant que ne résonne la musique et que certains ne se mettent à danser.
Les séquelles des affrontements passés sont pourtant toujours visibles. Des yeux au beurre noir, du sang séché, des pansements… J’écoute un discours, et Ismail vient me trouver, pour dénoncer la corruption et continuer à réclamer la démission de Moubarak, le tout en anglais:
L’heure de la prière approche, les musulmans se mettent en rang. Des manifestants viennent me parler:
“Il n’y a pas de différences entre musulmans et chrétiens ici: ils sont unis. Nous voulons que vous disiez ça au monde. Ils sont ensemble, comme des frères parce qu’ils font cause commune contre Moubarak. Il partira avant nous. Nous sommes certains de réussir. Tout ce que nous voulons, c’est la justice et la liberté”
Un vieil homme vient me trouver: sur un morceau de carton, il a écrit “Merci Facebook”, et au verso “Merci Al-Jazeera”:
Je suis ici pour soutenir les jeunes, ils sont éduqués, ce sont des ingénieurs, des avocats, des professeurs. Ils ne sont pas idiots, personne ne télécommande cette révolution, les jeunes ici savent ce qu’ils font.
Puis soudain, le silence emplit Tahrir à l’heure de la prière:
Je me sens bien plus en sécurité ici qu’ailleurs au Caire, je marche un peu avec Abdallah. Au nord, près du secteur des musées, les gens commencent à se regrouper. D’un coup la tension accumulée refait surface: des cris et des sifflets se font entendre. Certains courent pour rejoindre la foule qui s’agglutine. Au loin, on aperçoit un groupe: “Les pro-Moubarak”, me dit Abdallah. Mais tout reste calme.
Un officier vient négocier avec la foule pour faire enlever les barricades élevées durant les affrontements. Une chaîne humaine se forme devant les chars de l’armée, ainsi qu’autour d’un des “hôpitaux” installés là. Il s’agit en fait d’un espace dédié au soin des blessés.
Les manifestants chantent: “Il part, nous restons”. Le message est reçu, l’officier repart.
“Plus rien ne sera comme avant”, me dit Abdallah, “et cette révolution ne sera pas récupérée: ces couleurs sont égyptiennes”. Un vieil homme me montre une page du journal: Vodafone s’excuse pour la coupure et la manipulation du réseau et promet d’indemniser les usagers.
Quelqu’un a tagué “Facebook” sur un mur, Abdallah me dit que les réseaux sociaux ont certainement aidé au rassemblement, inspiré par l’exemple tunisien:
Aujourd’hui, on n’a plus peur de parler, on veut la liberté.
Je quitte Tahrir au milieu de l’après-midi. La pluie commence à tomber mais des milliers de personnes attendent encore de pouvoir entrer sur la place, visiblement pour y passer la nuit.
Demain, dimanche 6 février, sera le treizième jour de protestation, baptisé “journée des martyrs”. En attendant, les nouvelles sont confuses: Al Arabya annonce que Moubarak démissionne de la direction du NDP avant de se rétracter. Les demandes des manifestants, elles, n’ont pas changé:
1. La démission du président
2. La fin de l’état d’urgence
3. La dissolution de l’assemblée du peuple
4. La formation d’un gouvernement national de transition
5. L’élection d’un parlement qui amenderait la constitution pour autoriser une élection présidentielle
6. La poursuite judiciaire immédiate des responsables de la mort des martyrs de la révolution
7. La poursuite judiciaire immédiate de ceux qui ont corrompu le pays et volé ses richesses
Samedi 5 février, 1h30
J’entends des coups de feu dehors, je décide de ne pas sortir: des militaires tireraient en l’air pour dissuader les pro-moubarak d’approcher de la place Tahrir.
Vendredi 4 février, 16h
Jusqu’à présent j’étais resté dans un appartement avec 4 personnes dont deux Egyptiens. Aujourd’hui, jour de prière, la tension est vraiment palpable. Une amie d’une des personnes qui loge ici lui a téléphoné pour annoncer qu’elle venait de voir deux jeunes hommes se faire tabasser dans la rue pendant la nuit. Je vois les images sur Al-Jazeera et décide d’avancer vers le checkpoint le plus proche de la place Tahrir. Je tente de négocier pendant une vingtaine de minutes mais les militaires refoulent les ressortissants étrangers.
Vendredi 4 février, 22h
Cette fois, je sors pendant le couvre-feu. Il commence a faire sombre. J’arrive au premier checkpoint: pas de contrôle. Je passe le premier pont. Deuxième checkpoint: on me contrôle mais on me laisse passer. Les militaires sont présents en nombre, et beaucoup de gens font le chemin en sens inverse, quittant Tahrir, notamment des femmes et des enfants. De là où je suis, j’aperçois la place. Une longue file se forme, c’est le dernier checkpoint, installé entre un tank et une voiture calcinée. A terre, des pierres, celles lancées pendant les affrontements des derniers jours. La file s’allonge, on me demande si je suis journaliste. Je réponds par la négative, prétendant que je dois traverser pour rejoindre un autre quartier, de l’autre côté de la place. Je n’ai pas envie d’être arrêté, comme les autres. Finalement, je suis refoulé. Il faut montrer une accréditation pour passer.
Vendredi 4 février, 00h
La situation est calme. Il y a une heure, j’ai reçu un appel et ça devrait se concrétiser: vers une heure du matin, je rencontre quelqu’un et ensemble, nous allons faire le tour des groupes de quartier qui assurent la sécurité des rues.
Aux dernières nouvelles, Damien a réussi à pénétrer sur Tahrir Square à l’heure de la priète matinale, comme en attestent ces deux photos qu’il vient de poster sur Twitter.
Jeudi 3 février, 20h
Après une heure de recherches dans les terminaux de l’aéroport du Caire, situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, j’ai réussi à m’engouffrer dans l’un des rares taxis qui acceptent d’enfreindre le couvre-feu pour s’aventurer dans la capitale égyptienne. Le chauffeur roule à tombeau ouvert sur l’autoroute déserte. Des checkpoints sont disposés à intervalles réguliers. Aux premiers, de jeunes hommes – parfois même des enfants – contrôlent mon passeport, notent mon nom, demandent la licence du chauffeur et fouillent le coffre. Certains se déplacent avec des barres de fer, des bâtons, et même des machettes.
Parfois, ils s’excusent de tout ce protocole, mais à d’autres moments, le taxi doit négocier pour que je ne sois pas embarqué. La disposition des points de contrôle est hétéroclite. Je tombe sur des individus portant un brassard jaune: c’est “l’armée du peuple”, elle ne sert pas le président Moubarak. Plus loin, j’ai affaire à des policiers en civil, reconnaissables à leur façon de parler.
Ne faire confiance à personne
Nous quittons l’autoroute pour rentrer dans le quartier de Dokki, à quinze minutes à pied de la place Tahrir. A mesure que nous avançons, les contrôles se font plus réguliers, et mon chauffeur doit systématiquement présenter sa licence. Tandis qu’on me pose des questions, des jeunes jouent au foot et nous saluent. Je sens de plus en plus la suspicion à l’égard des journalistes. Heureusement pour moi, je me présente comme un étudiant rendant visite à sa cousine.
Le dernier check-point prend plus de temps, et la tension monte d’un cran. Une brigade de police est appelée, et un représentant de l’ordre me rejoint sur la banquette arrière. Il nous accompagne jusqu’à la prochaine étape, un peu plus loin. C’est un contrôle militaire, à côté d’un char. On me réclame de la nourriture avant de me laisser partir. On me prodigue les mêmes conseils qu’à ma descente de l’avion: ne pas s’aventurer seul dehors, ne faire confiance à personne. Je continue à pied, marche un peu, demande mon chemin. On m’interdit l’accès à la rue où je loge et mon contact doit venir négocier pour moi. J’arrive enfin dans l’appartement, en sécurité. A l’intérieur, deux filles et deux garçons. Le regard est fatigué, la voix aussi.
On parle un peu, et ils me montrent des photos prises deux jours avant le basculement sanglant. J’arrive à dormir un peu, avant d’être réveillé par l’appel de la prière du matin. Je décide alors de téléphoner à Hicham, un autre contact. Selon lui, la journée qui s’annonce sera violente. C’est le “vendredi du départ”, et il craint que les étrangers ne soient pris pour cible. Il me rappellera plus tard, les SMS ne passant pas sur le réseau national.
Pourtant, les jeunes qui vivent ici me l’ont confirmé: ils ont bien reçu un texto de Vodafone appelant au rassemblement en faveur de Moubarak. Ce n’est visiblement pas la première fois. Quelques jours auparavant, ils aurait reçu un autre message, leur demandant d’organiser des barrages dans leur quartier.
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Crédits photo: Florence Mohy, Flickr CC: Ahmad Hammoud, F Hussein
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