La mutation androïde de Google (2/2)

Le 5 juillet 2010

Les multiples Google Phones qui se lancent ou se préparent sous de multiples marques dans le monde introduisent l’économie du gratuit et de la contribution dans un univers industriel plutôt mal perçu par l’opinion.

Retrouvez ici la première partie de cet article

Titre original :

La mutation androïde de Google :

radiographie d’un imaginaire en actes

Le renard de Mountain View dans le poulailler des télécoms

« Le premier milliard d’internautes est arrivé par le PC, le deuxième arrivera par le mobile », clame Emmanuelle Flahaut, porte-parole de Google en France, dans un dossier autour du « Google Phone » qui a fait la Une (dithyrambique) du mensuel SVM en avril 2009 [9].

Gageons qu’elle ou surtout ses grands manitous américains rajouteraient sans ambages que le troisième milliard viendra de l’informatique ubiquitaire, de cet Internet « everyware » dont ils se veulent le premier relais. Sur ce territoire en devenir, Google mène une stratégie diablement intelligente : il abandonne la main sur les appareils eux-mêmes pour mieux en fournir l’inévitable matière première logicielle, « librement » offerte aux développeurs des marques candidates.

En amont, alors même qu’apparaissent les premiers mobiles connectés au Net, il devient le moteur par défaut d’un maximum d’opérateurs dans le monde (en concurrence avec Yahoo). Puis, magnifique trouvaille, il crée une « Open Handset Alliance ». Sous le noble prétexte d’une alliance stratégique pour les terminaux en open-source, l’angélique Golgoth fait ainsi porter la puissance de ses services par quelques-uns des acteurs déterminants du capitalisme informationnel, tendance télécommunications.

Parmi les membres du collectif « googlisé », citons Qualcomm, grand maître des puces et concurrent d’Intel, Vodafone, premier opérateur mondial en chiffre d’affaires ou encore le monstre asiatique China Mobile, qui dépassera les 450 millions d’abonnés à la téléphonie mobile en 2009.

Plus fort : à l’exception de Nokia, dont l’OS (Symbian) reste le leader dans cet univers du mobile, tous les fabricants majeurs rejoignent l’alliance de l’incontournable méduse de la recherche sur Internet. Les candidats au baiser sont HTC (qui sort les premiers Google Phones, HTC Dream et HTC Magic), LG, Samsung, Sony Ericsson ou encore Motorola.

Et puis, ô surprise, des acteurs du PC tels HP ou Asus se mêlent à la « libre » danse du sorcier Google, avec en perspective, et dès 2009 là encore, de premiers « Netbooks » (PC portables plus petits et légers que les « laptops » désormais classiques) embarquant l’OS Android. Ce n’est rien, semble dire avec le sourire l’aimable Google à ses amis les cadors des télécoms : il s’agit juste de mon « operating system », que j’offre à la sagacité de vos développeurs, et à l’occasion de mes services, que je vous invite à utiliser tous sans bourse délier.

Il convient de mesurer ici le sens et l’impact de l’offensive Android. Dans le monde de la téléphonie mobile, dont le leader est Nokia côté fabricants et Operating systems, la firme de Mountain View est un nouveau challenger. Premier avantage : elle n’y est pas alourdie par les accusations de domination qui la plombe dans le royaume de l’Internet sur PC et de ses moteurs de recherche. Deuxième avantage : face aux équipementiers et aux opérateurs, ces nouveaux riches, elle y défend un modèle économique plus collaboratif, en phase avec l’esprit (« libertaire » ou « libertarien » ?) d’Internet, modèle bien plus populaire chez les internautes que ceux de ces acteurs plus classiques.

Autrement dit : au contraire d’Apple qui l’a devancé avec son « unique » iPhone, les multiples Google Phones qui se lancent ou se préparent sous de multiples marques dans le monde introduisent l’économie du gratuit et de la contribution dans un univers industriel plutôt mal perçu par l’opinion, car jaloux de ses verrous et autres chasses gardées…

Google réussit ainsi un tour de force. Côté pile, il se positionne tel un « outsider », contre ces acteurs d’une économie dépassée sur le champ de bataille de l’Internet « post-PC ». Côté face, grâce à son Open Handset Alliance, Google embrasse ces mêmes industriels, qui espèrent garantir leurs profits dans un monde tout connecté grâce à lui, et s’assure par là même une place au soleil dans les cinq ou dix prochaines années…

Mieux que n’importe quel acteur des télécoms, Google enclenche ainsi la mécanique du tout Internet partout et sans frontières : via le mobile, il commence à envahir l’ensemble des supports potentiels de l’Internet d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il n’hésitera pas, s’il le faut, à intégrer demain la console de jeu, la porte d’entrée des bureaux ou le grille-pain de l’âge de « l’intelligence ambiante ». Et ce, avec d’autant plus de facilité que son cahier des charges est effectivement mille fois plus souple et « ouvert » que ceux de Microsoft avec Windows Mobile, de Nokia avec Symbian ou d’Apple avec son Mac OS.

C’est là qu’il marque des points. Et très vite. Comme l’explique sa porte-parole, Google n’exige qu’une chose des fabricants et opérateurs utilisant l’OS Android : « que toute application grand public puisse être offerte aux utilisateurs, même si elle entre en concurrence avec un service de Google, ou avec celui d’un opérateur »… Or comme la plus « grand public » des applications est un moteur de recherche nommé Google, la cause est entendue : à supposer qu’ils en aient la possibilité, aucun des « amis » de l’Open Handset Alliance risquerait de ne pas proposer à ses clients un moteur de recherche détenant plus de 90 % de parts de son marché en France, et à peine moins ailleurs dans le monde. De toute façon, la création d’un compte Google est nécessaire pour accéder depuis son gadget mobile à tous les services de la maison californienne.

Résultat : se faisant le généreux vecteur de l’information selon les vœux de tous les internautes, Google impose (discrètement) son omniprésence.

Ainsi en va-t-il de la liberté selon Google : chacun fait (vraiment) ce qui lui plaît, mais en n’oubliant pas d’embarquer sur son mobile, quelle qu’en soit la marque, ou demain sur son corps plus ou moins « cyborgisé », la panoplie des services Android qui ne veulent que notre bien : Google Search (par défaut sur le navigateur évidemment), Gmail, Google Maps, Google Talk, Google Calendar,  Google Sync (pour la synchronisation entre PC et mobile), la boutique d’applications Android, YouTube, depuis peu Google Street View, bientôt Google Latitude (pour se repérer entre amis sur une carte) et tout ce qui ne manquera pas de suivre [10]…

Et si Google, en 2038, s’incarnait dans un androïde ?

Pour l’un des blogs d’aficionados du moteur de recherche, l’un des deux fondateurs de Google, Larry Page, a joué le jeu d’une interview futuriste [11]. Les perspectives qu’il y dessine non sans humour sont pour le moins « singulières » : elles s’agitent dans le droit-fil des prophéties de Ray Kurzweil, au cœur d’un monde « post-PC » aux airs de « cartoon » hollywoodien. Après un délire de pur style « transhumain » sur la capacité à maîtriser la météo de la région du Googleplex, le dialogue dérive sur la question des droits du robot, ou plutôt de la « personne robotique » (elle préfère qu’on l’appelle ainsi, voyez-vous).

Soit une science-fiction enfin réalisée se situant entre les mécaniques soucieuses du Cycle des robots d’Isaac Asimov et les interrogations métaphysiques de Philip K. Dick sur les androïdes et leur infini désir d’humanité. Puis apparaît un personnage central : l’agent personnel d’information ou API, remarquable émanation de l’intelligence artificielle de Google. L’API est au service de chacun et de tous, au-delà de tout support technique : PC, mobile, console de jeu vidéo, mobilier « smart » ou bouton de manchette tout plein de (nano)puces…

Transparaît dans ce dialogue l’horizon fantasmatique des usages et de la technique de Google tels que portés par l’imaginaire démiurgique de ses créateurs. S’imaginant plus que jamais en 2038, le « journaliste » de Blogoscoped lance à Larry Page (qui répond dans la conversation qui suit) : « Ce que je trouve fascinant, à notre époque, c’est que l’on peut tenir des conversations avec le moteur de recherche Google comme s’il était votre meilleur ami…

- Exactement. Depuis le début de notre histoire, c’est à ça que nous voulions arriver. Certains d’entre nous pensaient qu’il nous faudrait 300 ans, mais ils n’avaient pas intégré dans leur calcul les performances de la robotique. Maintenant, tout un personnel robotique travaille pour nous. C’est ça qui a tout changé. Mais avec cette intelligence artificielle forte, de nouveaux problèmes sont apparus…

- Vous faites référence à cette jeune adolescente qui s’est suicidée après avoir été rejetée ?

- Tout à fait. Parce que l’IA Google était si gentille avec elle et qu’elle était à l’écoute de tous ses problèmes, elle en est tombée amoureuse. Elle en voulait plus que ce qu’elle pouvait offrir. C’est tragique, et c’est pourquoi nous introduisons dorénavant au sein de l’intelligence artificielle Google des mécanismes de « désamour ».

- Quels types de mécanismes ?

- De temps à autre, l’IA lui dira « tais-toi ! ». (Rires)

- Parlons un peu de l’API ou agent personnel d’information. Comme vous l’avez souligné, il a eu un énorme succès. Comment l’expliquez-vous ?

- Eh bien, les gens sont devenus fous des personnes robotiques intelligentes. Car le « smart robot » est connecté via Google à toute la connaissance du monde. Il est en vérité le représentant dans le monde physique de l’IA Google. Cela fait de lui un vrai bon camarade, un chercheur d’information mais aussi un compagnon de bar idéal. Vous pouvez jouer aux cartes avec lui, le laisser faire vos courses à l’épicerie, etc. Et bien sûr, il vous retrouve tous les objets que vous égarez, mais ça, c’est juste un « gimmick » auquel nous tenions, le « gimmick » de la recherche si vous voulez… [12]

Une « thinking machine » mégalomane à l’échelle de la Terre

L’imaginaire de Google n’est pas la réalité de Google, forcément plus limitée. Il n’en demeure pas moins son indispensable carburant. Il est ce rêve qui ne s’avoue pas toujours comme tel, mais qui rend la firme plus fascinante et plus entreprenante. Car ce songe lui donne une confiance absolue. Et elle ne doute de rien. D’un certain côté, ce type de fantasme créateur manque aux acteurs européens de l’ère numérique.

Car de la pure fiction à la fiction auto-réalisatrice, il n’y a qu’un pas, certes virtuel, mais à même d’enfanter de petits miracles. Google Earth et son premier rejeton, Google Street View, ont un petit quelque chose du miracle stratosphérique. Regarder le monde d’en haut, comme en plongée depuis un satellite, mais depuis chez soi, puis descendre à l’échelle du piéton pour baliser son futur chemin dans le réel, cela tient du miracle. Mieux : c’est un miracle utile, que je peux ou non « mettre en pratique ». Au fond, personne ne m’oblige à le sanctifier, ce miracle-là, et à réduire ainsi la Terre à sa vision scopique, vidée de tout mystère.

Bref, si j’accepte de m’astreindre à un régime de disette sociale, mon ordinateur ou mon mobile peuvent rester éteints. Sauf que l’urbaniste et penseur Paul Virilio a raison de déceler dans Google Earth la marque d’une « mégaloscopie, c’est-à-dire une vision du monde qui est aujourd’hui l’équivalent de la mégalomanie d’hier. Voir le monde entier, c’est quelque chose de fou, non pas au sens pathologique, mais au sens perceptif. Voir le tout, d’une certaine façon, cela ne participe que de la métaphysique. Du divin. Voire le tout, ce n’est pas athée… » [13].

Or, sur ce terrain spécifique, et au-delà de leurs discours bienveillants, les techno-prophètes de la singularité et leurs dignes fils de Google ne semblent guère motivés par la mystique chrétienne. Leur religion serait plutôt d’une toute autre nature, pythagoricienne ou informationnelle. Car l’information donne parfois à ses adeptes le sentiment de transfigurer les limites de la matière, voire de pouvoir naviguer comme des fantômes (virtuels) dans la nuit éternelle de l’espace proche de la Terre.

La mégalomanie de Google, c’est sûr, est au moins planétaire. Et, cette planète-là, soyons en sûr, sera celle de l’Internet « everyware », recouverte par la grâce des bases de données d’une « gigantesque maille interconnectée physiquement incontournable » que décrit Eric Sadin dans Surveillance globale : « la totalité des moyens de repérage ou d’identification (vidéo-surveillance, biométrie), de localisation (satellites + récepteurs ; capteurs + puces électroniques), d’élaboration de profils (dissection des comportements ; communications, achats, déplacements…) est connectée à des serveurs stockant des “océans informationnels” traités par des algorithmes adéquats, au pouvoir toujours plus intrusif, grâce aux développements de l’industrie des composants électroniques – dont l’horizon dessine déjà les dimensions quantique et nanotechnologique » [14].

Telle pourrait donc être la face noire de l’IA Google et du concept de singularité. Soit le cauchemar d’une transparence totale, livrée par chaque être humain à son avatar de base de données, à son agent personnel d’information sachant tout de lui comme de l’humanité entière via la mère de tous les API : l’IA Google. À l’inverse, cette vision aurait une face blanche, qui ressemblerait à la conscience artificielle et néanmoins universelle de la Terre, déesse Gaia de l’ère numérique telle que rêvée par Teilhard de Chardin et Marshall McLuhan, et dont chaque puce ou chaque capteur serait l’un des neurones…

Larry Page est mégalomane, tout comme le mentor de la singularité Ray Kurzweil. Tout deux, en vérité, croient en un avenir de « machines pensantes » à l’échelle de la planète voire de la galaxie. Celle de Page est encore un nourrisson : c’est la machine Google et ses algorithmes. Comme ça, au débotté, il ne la qualifierait pas vraiment de « vivante »… Mais pas loin, puisque la vie n’est qu’information, et que l’information digitale est la plus opérationnelle de toutes.

Cette folie, cet animisme cybernétique, ce rêve d’une mécanique aux attributs vivants, permet à l’entreprise Google d’avancer à pas de géants dans le nouveau monde du capitalisme « ultra-cognitif ». Sauf que ce chemin semble se construire à l’aveugle. Car il faut l’être, aveugle, pour ne point voir le pôle « – » de sa propre démesure, pendant de son pôle « + » aux pouvoirs créateurs inouïs. Comme l’a montré Philip K. Dick dans Autofab, la Machine cybernétique avec un grand M, fille de la science, de la religion de l’utilité et de la vision performatrice de la technique ne peut servir que le Progrès avec un grand P, ou plutôt cette idée du progrès qui motivait ses concepteurs [15]. Elle ne conçoit pas d’autre avancée que la sienne, selon ses propres règles. Ou alors, elle se détraque et se retourne contre les humains souhaitant évoluer sans elle. Quant à la lecture du roman à l’origine du film Blade Runner, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? , elle serait plus précieuse encore à l’androïde que devient l’IA Google [16].

Qui réaliserait peut-être que si le robot est un humain comme les autres, c’est sans doute que l’humain est lui-même devenu un robot.

> Article initialement publié sur Multitudes

> La première partie est également disponible sur Owni

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Crédits Photo CC Flickr : Yodelanecdotal.

Re-daté pour raisons techniques, ce billet a été originellement publié en février 2010.

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