OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le peuple de 2012 rendu intelligent http://owni.fr/2012/01/03/presidentielle-2012-peuple-intelligent/ http://owni.fr/2012/01/03/presidentielle-2012-peuple-intelligent/#comments Tue, 03 Jan 2012 15:37:29 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=92307

Citation : « Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons ». – Maurice Merleau-Ponty


S’il faut se défier des spectacles illusoires que notre système social sécrète comme sa condition de fonctionnement et condition d’occultation de ce fonctionnement, et si tout ce qui entrave la création par le peuple de son propre destin est contraire à toute idée d’émancipation humaine, cela signifie-t-il que le peuple ne se trompe jamais ?

Toute l’histoire est là pour attester le contraire : ce n’est pas qu’en Allemagne des années trente que le peuple a lui-même plongé dans l’inimaginable barbarie mais, même si c’est le plus souvent dans des impasses moins monstrueuses, en d’innombrables autres circonstances. C’est même en référence à cette réalité que ceux qui protègent de toutes leurs forces les pires injustices des sociétés existantes accusent de « populisme » quiconque demande plus de démocratie.

La campagne électorale en cours n’échappe pas à cette règle : ce sont celles et ceux qui prétendent qu’il n’est d’autre société possible que celle où ils dominent et prospèrent, qui s’accrochent le plus à la parodie de démocratie qu’est devenue la “démocratie représentative”.

L’argument est simple et convaincant : la crise est si complexe que les meilleurs experts et les meilleurs praticiens de la politique économique eux-mêmes ne parviennent pas à en endiguer les mécanismes et les effets. Comment alors un peuple ignorant de toute cette science pourrait-il y prétendre ? Au contraire même, chacun voit bien que plus de démocratie ferait le lit des extrémistes des deux bords, dont on ne cesse de dépeindre le “populisme” commun.

Et comment imaginer que des indignés campant comme des miséreux sur des agora modernes pour palabrer à longueur de journée, ou ces tweeters sans diplôme de l’ENA ou d’HEC qui font circuler leurs petits messages, puissent faire émerger des idées d’avenir ? Il faudrait donc protéger le peuple contre lui-même. Et sous prétexte que de toute évidence le peuple n’est pas infaillible, il conviendrait de soumettre son destin à des monarques dont tout montre que leur « science » produit délibérément une catastrophe planétaire.

Le problème n’est ni simple ni nouveau. Platon déjà doutait qu’un peuple puisse se gouverner lui-même en accédant à la vérité politique. Vingt siècles plus tard John Locke, initiateur philosophique du libéralisme économique, écartait le peuple de toute légitimité politique, la compétence en ce domaine coïncidant avec le pouvoir économique et monétaire. Contre John Locke, Rousseau lui-même se désespérait de ne pouvoir concevoir l’accession du peuple aux idées de justice sociale dont il aurait pourtant besoin.

Marx qui pourtant avait la conviction que seuls les peuples produisaient leur histoire et qui toujours refusa l’idée même d’un “modèle” théorique de société ou d’une “vérité” a priori en ce domaine, en vint à se demander si un jour un peuple serait capable de s’émanciper assez largement pour empêcher la violence des possédants de massacrer ses espérances démocratiques. Et notre présent montre assez qu’entre ce que l’on aimerait voir les peuples – à commencer par le nôtre – construire pour gagner en liberté et en mieux vivre, et ce que ces peuples font souvent pour leur propre malheur, il y a un écart désespérant.

Certains en viennent à rêver de briser ce cercle vicieux par la violence minoritaire, comme si l’histoire n’enseignait rien à ce sujet. D’autres en viennent à s’accommoder de la résignation qui en résulte et à rechercher le “moins pire”. Quant à ceux qui dominent, plastronnent et se repassent les pouvoirs avec leurs cortèges de privilèges, ils mettent en garde contre les premiers et flattent les seconds, afin de naviguer sur les déferlantes des malheurs du monde. Et cela n’est pas sans effets puisque, selon les mots d’Hannah Arendt,

on peut également ériger un “monde” » sur le mensonge : l’organisation sur la base d’un mensonge n’est pas moins puissante que celle sur la base du vrai.

C’est bien au nom de cette difficulté à cerner le genre de “vérités” dont a besoin la politique, qu’en temps de campagne électorale les uns appellent les électeurs à leur faire confiance, et les autres y consentent à force de se sentir incompétents eux-mêmes. C’est ainsi qu’à coups de sondages, à force de médiatisation, grâce à la logique bi-polarisante de nos institutions, grâce à la logique verticale du pouvoir qui leur est attachée, grâce au détournement de la démocratie par une forme délégataire du suffrage universel, grâce à la transformation en spectacle de tout cet édifice, les citoyens s’enferment eux-mêmes dans un cercle vicieux et en viennent à considérer que tout se vaut et qu’en définitive il n’y a de choix qu’entre l’abstention et le vote contre le pire.

Derrière le renoncement à sa propre souveraineté, il y a dans le peuple, le plus souvent à son insu, une certaine idée de la “vérité” qui alimente la croyance aux “experts” en politique, aux “scientifiques” en économie, donc à l’incapacité des citoyens de reconnaître, définir et pratiquer une politique cohérente.

Disons-le tout net : si refuser ce type de raisonnement est du “populisme”, alors il faut crier haut et fort que la démocratie est le pire des principes. Mais pour ceux que cette démagogie exaspère et qui coûte que coûte conserve la citoyenneté active chevillée à la conscience, il y a une autre vision des choses possible. Par exemple, celle que le philosophe Maurice Merleau-Ponty indiquait dans son Éloge de la philosophie :

Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons.

Mais celui que certains “marxistes” d’alors insultaient pour ce genre de propos, avait sans doute lu Marx avec plus de soin et moins d’aveuglement. Le Marx qui écrivait à Arnold Ruge en 1843 qu’un authentique révolutionnaire ne pouvait proposer ni un idéal ni un modèle, mais seulement l’explicitation des “principes que le monde a lui-même développés en son sein”, c’est-à-dire de contribuer à rendre manifeste “le mouvement réel qui abolit l’état actuel”.

À ceux qui se voient sommer de s’adapter au mouvement du monde par ceux qui justement provoquent ce mouvement, il appartient donc dans les pratiques quotidiennes comme dans les isoloirs de bien voir les avenirs possibles dont ils sont porteurs…

N.B : Outre l’Éloge de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, lire la lettre de Karl Marx à Arnold Ruge de 1843, et, dans les écrits intitulés Journal de pensée, d’Annah Arendt, le §26 du tome 1 et le §29 du tome 2. Lire aussi La crainte des masses d’Étienne Balibar.


Retrouvez toutes les chroniques philo de Jean-Paul Jouary.

Poster par Marion Boucharlat pour Owni (cc)

Illustration par Tamari09 [cc-by-nc] via Flickr remixée par Ophelia Noor

]]>
http://owni.fr/2012/01/03/presidentielle-2012-peuple-intelligent/feed/ 9
Nicolas Sarkozy et la Justice: le triomphe du populisme pénal http://owni.fr/2011/02/15/nicolas-sarkozy-et-la-justice-le-triomphe-du-populisme-penal/ http://owni.fr/2011/02/15/nicolas-sarkozy-et-la-justice-le-triomphe-du-populisme-penal/#comments Tue, 15 Feb 2011 07:30:12 +0000 Adeline Hazan http://owni.fr/?p=46670 Le 10 décembre dernier, la République Française a vécu un bien étrange événement. Sept policiers jugés à Bobigny pour avoir porté de fausses accusations contre un homme venaient d’être reconnus coupables de “dénonciation calomnieuse” et “faux en écritures” et condamnés à des peines allant de six mois à un an de prison ferme. Environ deux cents policiers en civil et en uniforme se sont alors rassemblés devant le palais de justice et ont fait retentir les sirènes de leurs voitures en signe de protestation.

On pouvait légitimement penser que, face à ces manifestations de soutien pour le moins déplacées, le Ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux aurait pris la parole pour appeler ses troupes à respecter le jugement rendu. Le Ministre a effectivement réagi : il a qualifié la décision de justice de “disproportionnée”, tenant à rappeler que “notre société ne (devait) pas se tromper de cible : ce sont les délinquants et les criminels qu’il faut mettre hors d’état de nuire”. Il y a quelques années encore, il aurait été inimaginable qu’un Ministre de la République conteste une décision de justice – tout au moins publiquement…

Résignés

Aujourd’hui, force est de constater que ces déclarations, bien qu’elles enfreignent les principes constitutionnels de séparation des pouvoirs qui sont au fondement même de notre conception de la République, bien qu’elles émanent d’un Ministre de l’Intérieur, n’étonnent même plus. Pire, elles s’accompagnent le plus souvent d’une certaine forme de résignation de la part des magistrats. L’indignation cède la place au fatalisme. C’est que la critique de la justice est devenue à ce point permanente, l’immiscion de l’exécutif dans le fonctionnement de la justice si courante, que ce comportement est en dangereuse voie de banalisation.

Certes, le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, a eu raison de rappeler lors de ses vœux le 7 janvier dernier que “la justice a été de tout temps brocardée” mais ses propos sonnent encore plus juste lorsqu’il ajoute que “ce phénomène ne laisse pas d’inquiéter quand les coups sont portés par ceux qui sont précisément en charge de la faire respecter”.

Notre société est malade de ces violations répétées de la Constitution par ceux-là même qui en sont les dépositaires. La défiance généralisée que connaît la Justice française nourrit un sentiment de culpabilité chez les magistrats qui nuit au bon exercice de leur métier. La crise identitaire et morale que traverse le monde judiciaire vient en grande partie de là.

De fait, le divorce entre le corps judiciaire et l’exécutif est total. Et cette rupture s’étend à présent aux hauts magistrats dont on ne peut pas dire qu’ils se sont jusqu’alors illustrés par leur véhémence à l’égard du pouvoir !

Le quotidien Libération citait il y a quelques semaines des propos tenus par Nicolas Sarkozy alors Ministre de l’Intérieur, après l’assassinat de la joggeuse Nelly Crémel en 2005 : “que va-t-il advenir du magistrat qui a osé remettre un monstre pareil en liberté ?” Lorsque Jean-Louis Nadal déclarait début janvier dans un discours fracassant que nous assistons à un “avilissement de la République”, que l’on “méprise la justice en instillant la confusion entre la responsabilité du criminel et celle du juge dont on dénigre la décision”, c’est précisément à ce genre de propos – indignes d’un Ministre de la République, est-il besoin de le rappeler – qu’il fait référence.

Un populisme pénal

De ce point de vue, on assiste effectivement aujourd’hui à l’épanouissement sous ses aspects rhétoriques et législatifs les plus débridés d’une forme de “populisme pénal” dont Nicolas Sarkozy est le principal héraut. Si la défiance et le mépris à l’égard des magistrats n’ont jamais été aussi forts, c’est avant tout parce que cette accusation de laxisme est savamment entretenue par le pouvoir.

Il faut bien comprendre que le discrédit jeté sur les magistrats résulte d’une volonté politique délibérée. Disons-le une bonne fois pour toute : les coups portés de manière systématique à l’ensemble des métiers de juges indépendants participent d’une stratégie électoraliste et populiste. C’était vrai avec le juge d’instruction hier ; ça l’est avec le juge de correctionnelle aujourd’hui. S’il n’est pas interdit de débattre du projet d’introduction des jurés populaires au sein des tribunaux correctionnels, ne faisons pas preuve de naïveté coupable : en la matière, l’objectif de Nicolas Sarkozy est bel et bien d’entretenir le fantasme du juge laxiste dont l’incompétence serait dorénavant contredite par des citoyens plus sévères – et donc prétendument plus “justes”…

Mais l’entreprise du chef de l’Etat est vaine. Le laxisme des juges n’existe pas. Il s’agit d’une fable que la droite aime à se raconter mais qui ne repose sur aucun chiffre réel. Les statistiques démontrent même exactement le contraire : on assiste depuis 1984 à une multiplication par 3,4 de la durée totale des peines prononcées. Entre 2003 et 2007, le nombre de détenus condamnés à plus de vingt ans est passé de 1 796 à 2 102.

Judge Dredd : "La loi, c'est moi !"

Si Nicolas Sarkozy stigmatise les magistrats, c’est aussi pour masquer ses propres échecs. Présentés vendredi 21 janvier par le Ministre de l’Intérieur, les chiffres annuels de la délinquance montrent en effet une augmentation de 2,5 % du nombre des violences faites aux personnes. Une augmentation que l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales considère comme “persistante depuis plusieurs années”.  Bien sûr, Brice Hortefeux peut continuer à faire semblant de croire à une baisse de la délinquance. Il n’en reste pas moins vrai que Nicolas Sarkozy a failli dans son combat contre l’insécurité. Et brocarder la Justice ne suffira pas à dissimuler cet échec.

Le populisme pénal du chef de l’Etat s’éprouve également dans la désormais célèbre maxime “un fait-divers, une loi”. A chaque évènement spectaculaire de l’actualité – a fortiori si cet événement fait la Une des médias … – on propose d’introduire un nouveau délit dans le code pénal. Peu importe d’ailleurs que dans la plupart des cas ce délit existe déjà. Seul compte ici l’effet d’annonce. Il y a quelque chose du réflexe pavlovien dans cette frénésie législative : depuis 2002, chaque loi sécuritaire est votée faits divers à l’appui.  Or, cette “législation de l’émotion” s’oppose frontalement aux principes de la Justice, fondés sur la raison. C’est précisément le rôle et l’honneur de la Justice de dépassionner les débats et de s’assurer que les jugements rendus le seront au nom du Droit, non des Passions. Par ailleurs, cette inflation des textes législatifs ne permet non seulement pas de lutter efficacement contre la délinquance, mais elle complexifie dangereusement le Droit. Qui plus est, elle met les magistrats dans un état d’insécurité juridique qu’ils dénoncent tous.

Une justice de moins en moins indépendante

Corollaire du populisme pénal, la législation de l’émotion fait de la Justice l’instrument d’une politique à courte vue. Rythmé par les faits divers et les textes de lois qui en résultent, le Droit perd la cohérence nécessaire à son juste exercice.

Ces trois premières années du quinquennat ont montré que le populisme pénal du chef de l’Etat ne connaissait pas de limites : les exemples sont légions qui illustrent la volonté de s’attaquer à l’institution et d’en saper les principes fondateurs : convocation d’un magistrat à la Chancellerie pour des propos tenus lors de ses réquisitions, au mépris du principe de la liberté de parole à l’audience, convocations de cinq autres magistrats en raison des “mauvais résultats” dans l’application de la loi instituant les peines planchers. Les pressions hiérarchiques croissantes de la Chancellerie à l’encontre du Parquet apparaissent comme autant d’atteintes à l’indépendance de l’autorité judiciaire, alors même que la Cour européenne des droits de l’homme estime que les parquetiers français ne sont pas suffisamment indépendants.

“Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” écrivait Montesquieu. Après 10 années de régression en matière de justice et de droit, la gauche, si elle revient aux responsabilités en 2012 devra faire sienne cette maxime.  A l’évidence, cela ne suffit pas à faire un programme ; cela constitue à tout le moins un principe d’action.

>> Cet article a été initialement publié sur NonFiction.fr

>> Photos FlickR CC : djking, LostCarPark

Retrouvez nos articles sur le même thème:

Ces soldes au rayon justice qui provoquent l’ire des magistrats

Police: le boomerang des moyens contre Sarkozy

]]>
http://owni.fr/2011/02/15/nicolas-sarkozy-et-la-justice-le-triomphe-du-populisme-penal/feed/ 8