OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Vers une économie de la contribution http://owni.fr/2011/11/30/vers-une-economie-de-la-contribution/ http://owni.fr/2011/11/30/vers-une-economie-de-la-contribution/#comments Wed, 30 Nov 2011 11:20:41 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=88788 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme “autodestructeur” et la soumission totale aux “impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises” et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu “addictif” et “pulsionnel”) confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. “Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque”, explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.

Malaise du consumérisme

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Au 20ème siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19ème : le consumérisme, qu’on assimile au Fordisme et qui a cimenté l’opposition producteur/consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation.

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin.

Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé.

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultra-libéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une “économie de l’incurie” dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de “déresponsabilisation” couplé à une démotivation rampante.

Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organise une exposition au Centre Pompidou : “Les mémoires du futur” où il montra que “le 21ème serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles.”

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le “libre”, l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing.

De la même manière, une “infrastructure contributive” se développe, depuis deux décennies, sur un Internet qui “repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs”. Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur/producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des “milieux associés” où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un “pharmakon”, terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, “dont il faut prendre soin”. Objectif : “lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais”, peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : “Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution.”

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. “Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web.” En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversités des denrées à produire. Stiegler poursuit :

Dans l’univers médical, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du SIDA. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes.

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : “une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement.” Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétarisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. “La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements.”

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (“il y en a partout”) face à un “néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement”.


Florilège de projets numériques contributifs à portée démocratique

Telecomix

Quand Internet a été coupé en Egypte, qui a permis de rétablir des connexions avec de bons vieux modems 56,6k ? Qui a diffusé en Syrie des informations pour contourner la censure du net et mis en palce des communications avec des citoyens syriens ? Qui a contribué à dénoncer le fait que des entreprises françaises (Amesys) ou américaines (Bluecoat) aient vendu des systèmes de surveillance du réseau en Libye et en Syrie ? Une seule réponse à ces trois questions : Telecomix, une “désorganisation” de hackers, qui est également une idée, celle de la communication libre. Ils sont bénévoles, viennent de partout et fonctionne selon la do-ocratie : “T’as envie de faire un truc ? N’attends pas, fais-le et des gens te rejoindront.”

Mémoire Politique

Marre de vous perdre dans les méandres du site du Parlement européen ? Mémoire Politique, qui est codé et enrichi par des contributeurs bénévoles, devrait vous aider. Le projet, mené par l’organisation la Quadrature du Net, qui “défend les droits et libertés des citoyens sur Internet”, se veut une boîte à outils pour scruter les votes de nos représentants européens (et français, aussi) et rassembler des infos sur leur travail. Et donc de voir quelle est leur position sur les projets dangereux, selon la Quadrature du Net, pour le réseau, tels que le trait controversé ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon).

GlobaLeaks

Quoi, encore un nouveau WikiLeaks ? Pas du tout. Initié en Italie, GlobaLeaks n’est pas un service de lancement d’alerte en tant que tel. GlobaLeaks est un projet qui vise à offrir un ensemble de logiciels libres, d’outils et de bonnes pratiques pour mettre en place sa propre plateforme de fuites. L’idée part d’un constat : il existe beaucoup de projets type Wikileaks mais aucun qui ne soit tout à fait libre. En offrant un logiciel qui permet d’installer ce genre de plateforme, avec les garanties d’anonymat et de protection des données nécessaires, GlobaLeaks veut combler ce manque. Les publics cibles vont des médias internationaux aux petites entreprises, des agences publiques aux activismes de la transparence. Toujours à l’inverse de WikLeaks, GlobaLeaks n’a pas de visage médiatique mais uniquement des contributeurs anonymes et n’est en aucun cas impliqué dans le traitement des documents.

HackDemocracy

Les données ouvertes, la transparence, l’activisme numérique ou soutenu par le numérique, le whistleblowing, les médias citoyens. Pêle-mêle, voici le genre de sujets qu’on débat chaque mois aux rencontres HackDemocracy, organisée au BetaGroup Co-Working Space à Bruxelles ainsi qu’à San Francisco. Leur devise : “Des innovations pour plus de démocratie”. Avec l’objectif de rassembler hackers et officiels dans des projets collaboratifs et d’alimenter une réflexion sur les limites et promesses des nouvelles technologies.


Article initialement publié sur Geek Politics, sous le titre “Bernard Stiegler: ‘Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution’”

Illustrations par GB Graphics © pour Geek Politics et Tsevis [cc-bysa] via Flickr

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La Belgique filtre ses pirates http://owni.fr/2011/10/13/la-belgique-filtre-ses-pirates/ http://owni.fr/2011/10/13/la-belgique-filtre-ses-pirates/#comments Thu, 13 Oct 2011 11:15:49 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=83099

Lundi dernier, en Belgique, la cour d’appel d’Anvers rendait une décision controversée dans le cadre de l’affaire opposant la Belgian Anti-Piracy Federation (BAF) qui regroupe de nombreux ayants droit, aux deux principaux fournisseurs d’accès belges, Belgacom et Telenet. Le juge leur a ordonné de bloquer l’accès au célèbre site The Pirate Bay – un portail dédié au partage de la musique et des films. Mettant ainsi en place un filtrage au niveau du nom de domaine. Au total, il s’agit de onze adresses ciblées, avec un délai de deux semaines pour les fournisseurs d’accès pour appliquer la décision de justice. Si les deux fournisseurs d’accès internet belges (FAI) n’obtempèrent pas, des amendes sont prévues.

À première vue, il s’agissait donc d’une victoire pour la BAF. D’autant plus qu’en juillet 2010, le tribunal de commerce d’Anvers avait rejeté son action en référé exigeant que les mêmes Belgacom et Telenet bloquent The Pirate Bay. Selon le tribunal, il était surprenant de la part de la BAF de demander une action en urgence alors que The Pirate Bay existait depuis huit ans déjà. Suite à ce refus, la BAF avait réclamé, dans un communiqué de presse, une intervention du gouvernement afin « de faire respecter la loi, aussi sur Internet ».

Dès le lendemain de la décision de justice, The Pirate Bay s’est fendu d’une note ironique sur son blog.

Aujourd’hui, nous avons appris que nous étions bloqués. Encore ! Bâillement. Quand arrêteront-ils – nous grandissons sans cesse en dépit (ou peut-être à cause) de tous leurs efforts. Donc, si vous vivez en Belgique (ou travaillez au Parlement européen, d’où nous avons des milliers de visites chaque jour), vous devriez changer votre DNS afin de contourner le blocage.

En quelques heures, le net proposait ainsi plusieurs solutions pour changer ses paramètres DNS afin d’accéder au site. Quelques jours plus tard, The Pirate Bay décidait, en plus et tout simplement, d’ouvrir un nouveau nom de domaine en Belgique : depiraatbaai.be vers lequel on est désormais redirigé lorsqu’on consulte www.thepiratebay.org à partir de la Belgique. Selon l’un des responsables de The Pirate Bay, « les noms de domaines belges sont un peu onéreux mais nous devons nous implanter là-bas», ajoutant que le verdict de la justice était « inconsistant ».

Une inconsistance qui est également soulignée par l’Association de protection des droits des internautes (la NURPA). Geek Politics a demandé à André Loconte, étudiant en ingénierie et porte-parole de l’association, d’étayer la position de la NURPA.

Pourquoi la NURPA est-elle contre la décision de la Cour d’appel d’Anvers ? Vous avez notamment relevé qu’elle pourrait aller à l’encontre de l’échange de contenus sous licences libres et creative commons via The Pirate Bay.

André Loconte : L’accès aux contenus sous licences libres et creatives commons constitue effectivement un des aspects du problème de la censure mais c’est au niveau de l’accès à l’information qu’il faut se placer. Le filtrage pour le filtrage, ou plutôt la censure pour la censure, au delà d’être inefficace, car les méthodes de contournement simples foisonnent, nous conduisent vers une politique de société dangereuse à différents niveaux.

Je le disais, il est simple de contourner quelque méthode de filtrage que ce soit (cf. notre réponse à la consultation de la Commission européenne sur les jeux en ligne[pdf, en]). Pas uniquement parce que les internautes font preuve d’ingéniosité mais parce que le réseau Internet a été développé pour offrir la plus grande résilience possible [en]. En terme de réseau, la résilience se traduit par la capacité de celui-ci à s’adapter naturellement à tout comportement anormal – la censure est une anormalité d’un point de vue technique – afin de remplir sa fonction (transmettre des octets d’un point A à un point B).

Internet est un réseau différent de ceux que nous avons connu à l’époque des téléphone en Bakélite ou que nous connaissons avec la télévision. Alors, la seule capacité du téléphone était d’interrompre la ligne un certain nombre de fois, dans un certain intervalle de temps. Ces interruptions étaient interprétées par le centrale qui mettait en relation l’interlocuteur adéquat. Le téléphone était un simple interrupteur. L’intelligence (la capacité à traiter l’information) était au cœur du réseau.

Internet a changé les règles du jeu. Désormais, chaque ordinateur est capable d’interpréter les informations qu’il reçoit et de les traiter. Cette caractéristique lui confère une capacité sans précédent puisqu’il lui est désormais possible de créer son propre réseau, son réseau parallèle ou « sa » parcelle d’Internet. Internet est un réseau a-centré. Les  fournisseurs d’accès à internet sont les « tuyaux » qui relient les individus entre eux afin que ceux-ci communiquent et échangent en interprétant eux-même les informations qu’ils reçoivent. L’intelligence est en périphérie du réseau.

Exactement comme le facteur, les fournisseurs d’accès à Internet acheminent les paquets sans se soucier de leur contenu. Insérer des mécanismes de censure au cœur du réseau (chez les fournisseurs d’accès à Internet) revient à enlever à l’internaute, au citoyen, cette faculté naturelle de traiter lui-même l’information.

Quels sont les risques posés par le blocage de The Pirate Bay ?

A.L : Premièrement, la surenchère. L’exemple tout proche de la France démontre que le « filtrage » n’est qu’une première étape vers des systèmes de surveillance  toujours plus intrusifs tels que le DPI (Deep Packet Inspection) souhaité par la HADOPI pour être en mesure d’espionner le trafic. En temps normal, les fournisseurs d’accès à internet (FAI) sont aveugles vis-à-vis des paquets que leurs tuyaux transportent, ils savent d’où ils viennent et où ils vont. Ils n’ont pas besoin de plus pour que l’échange se déroule dans de bonnes conditions.

La technique de DPI consiste à ouvrir chacun des paquets qui transitent pour déterminer si leur contenu est licite ou non. Dans le cas où le contenu du paquet est jugé illicite, le FAI le détruit et la communication est interrompue . En d’autres termes, un programme informatique, une machine, prend la place du juge pour déterminer la licéité ou non d’un contenu. Fantasme ? Malheureusement non. Ce sont des dispositifs semblables – vendus par des entreprises européennes – qui étaient/sont en place dans des pays tels que la Tunisie, l’Égypte, la Syrie, etc.

Les moyens techniques existent et les industries du divertissement poussent à leur usage pour une raison simple : à force de réprimer, bloquer, censurer les échanges P2P (de pair à pair), les internautes se tournent vers des modes de téléchargement nettement moins respectueux du réseau (direct download) et qui échappent aux dispositifs de censure mis en place jusqu’à présent.

Il me semble important d’expliciter cette nature « respectueuse » des échanges sur le réseau. Le P2P consiste à mettre en relation des individus qui possèdent un catalogue de contenus selon notamment le critère de la proximité : si votre voisin ou une personne à l’autre bout du monde possède un fichier que vous souhaiteriez copier, il est plus probable que la vitesse d’échange soit plus optimale depuis l’ordinateur de votre voisin que depuis celui de cette autre personne. Le P2P repose par ailleurs sur la répartition des échanges : un fichier sera rarement copié entièrement depuis une source unique.

Le direct download consiste quant à lui à se connecter à un point central et à télécharger, depuis ce point unique, l’entièreté du fichier. Ceci signifie notamment que plutôt que de favoriser les échanges nationaux (dont le coût est nul pour les FAI locaux), les échanges sont localisés et si la source du téléchargement venait à disparaître ou si le système l’hébergeant venait à subir une défaillance, plus personne ne pourrait accéder à la ressource. Le direct download recrée virtuellement de la rareté pour un objet – une œuvre dématérialisée – qui est par nature dans le paradigme de l’économie d’abondance.

À tout ceci s’ajoutent les enjeux économiques afférents : lorsque des personnes partagent des fichiers via P2P, il convient de qualifier l’action de non-lucrative ou n’ayant pas de but commercial, aucun des deux pairs ne sort financièrement enrichi de ce partage. Lorsqu’il s’agit de MegaUpload et autres RapidShare, la problématique est tout autre : l’utilisateur paie un abonnement à ces services et est soumis à de la publicité qui génère des revenus. On se trouve ici dans le cadre d’une transaction commerciale puisque l’un des intervenants retire un bénéfice patrimonial.

L’autre risque est que cette décision ne légitime des actions semblables par d’autres secteurs industriels. Imaginez demain les vendeurs d’albums photos qui s’indigneraient du préjudice que représentent les services en ligne tels que Flickr ou Facebook ; les vendeurs de cahiers de notes feraient également valoir leurs intérêts face aux plates-formes de blog ; les opérateurs de services téléphoniques se révolteraient de la perte colossale que représentent les outils gratuits de communication que sont Skype et Messenger. Ce dernier exemple n’est peut-être pas si fantaisiste.

Permettre la censure pour un motif économique, c’est permettre la censure à n’importe quel prétexte. C’est museler l’innovation et retirer aux citoyens leurs droits de communiquer, d’échanger librement et de s’informer.

En opérant un blocage au niveau des DNS, la justice semble ne pas avoir pris en compte la facilité de contourner une telle mesure. Comment expliquez-vous cela  ?

A.L : Il serait naïf de croire que la cour d’appel d’Anvers et la BAF ignorent l’inefficacité de la mesure requise. Dans les conclusions que nous publiions mardi dernier, il est clairement fait mention que la cour a évalué la possibilité d’imposer un blocage par IP mais y a renoncé en faisant valoir l’argument légitime de la proportionnalité qui, d’après la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est défini comme suit :

(art. 52, 1) [...] des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

Cependant, puisque de nombreuses ressources sous licences libres sont impactées par cette décision imposant du blocage DNS et puisque le préjudice invoqué par la BAF n’est pas démontré, la décision rendue ne respecte pas ce principe de « proportionnalité ».

On peut imaginer que c’est en prévision des critiques portant sur les dommages collatéraux (nettement plus importants) lorsqu’il s’agit du blocage par IP que la cour à favorisé le blocage DNS. Mais il est assurément question de compréhension dans ce cas. Enfin, d’incompréhension plus précisément. La décision ordonne en effet que les domaines suivants soient bloqués :

1. www.thepiratebay.org,

2. www.thepiratebay.net,

3. www.thepiratebay.com,

4. www.thepiratebay.nu,

5. www.thepiratebay.se,

6. www.piratebay.org,

7. www.piratebay.net,

8. www.piratebay.se,

9. www.piratebay.no,

10. www.jimkeyzer.se.en

11. www.ripthepiratebay.com

D’après le « Domain Name System », dans le cas du premier élément de la liste, le « .org » est un domaine, « thepiratebay.org » en est un autre, et « www.thepiratebay.org » un troisième. Si l’on interprète de manière stricte la décision de la cour, seules les versions des adresses comprenant le sous-domaine « www » devraient être bloquées, pas « thepiratebay.org » ou « poire.thepiratebay.org ». Cette mesure n’a pas de sens face aux spécifications du DNS ou lorsqu’elle est confrontée aux usages communs si le but est effectivement de rendre ce site (du moins en apparence) inaccessible.

Assiste-t-on, avec cette technique de filtrage via les FAI, à un phénomène nouveau en Belgique ?

A.L : Le filtrage en Belgique n’est pas neuf, c’est le motif qui le justifie (la protection des droits de propriété intellectuelle) qui l’est. A cet égard, je citerai les conclusions de M. Cruz Villalón, avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne qui, dans le cas Scarlet vs SABAM, indiquait :

«une mesure qui ordonne à un fournisseur d’accès à Internet la mise en place d’un système de filtrage et de blocage des communications électroniques aux fins de protéger les droits de propriété intellectuelle porte en principe atteinte aux droits fondamentaux. »

Je rappellerai que notre justice repose sur la démonstration de l’existence d’un préjudice. Dans le cas des infractions aux droits de propriété intellectuelle lors du partage de fichier sans but commercial, cet hypothétique préjudice n’est toujours pas démontré.

Billet initialement publié sur Geek Politics sous le titre « Blocage de The Pirate Bay : “Le filtrage pour le filtrage : une politique de société dangereuse” »

Illustrations et photos via Flickr par Martin Gommel [cc-by-nc-nd] et jb_Graphics (The Pirate Bay)

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Telecomix : « hacker pour la liberté » http://owni.fr/2011/07/25/telecomix-%c2%ab-hacker-pour-la-liberte-%c2%bb/ http://owni.fr/2011/07/25/telecomix-%c2%ab-hacker-pour-la-liberte-%c2%bb/#comments Mon, 25 Jul 2011 06:09:34 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=74497 28 janvier 2011. L’État égyptien coupe Internet. L’interruption est d’une ampleur jamais vue. Dans les coulisses du réseau, une poignée de citoyens, du monde entier, tentent de bricoler des alternatives pour permettre aux Égyptiens de communiquer. Aux premières lignes se trouve une entité aux contours fluides et mouvants, Telecomix.

Ils ont appelé ça le “Vendredi de l’Obstination”. Ce 8 juillet, des milliers de manifestants se sont amassés sur la Place Tahrir et ont hurlé, près de cinq mois après la chute de Hosni Moubarak, un mécontentement abondamment nourri par l’incapacité de l’armée à réaliser les réformes promises. Dès le jeudi soir, des centaines de jeunes chantaient :

Anas al-Fiqqi a été déclaré innocent. Avez-vous déjà vu pareille audace ?

Al-Fiqqi, ancien ministre de l’information, a été acquitté, le 5 juillet, après avoir été accusé de détournement d’argent public pour financer les campagnes électorales du Parti national démocratique, la formation de Moubarak dissoute au mois d’avril. Dans la même affaire, deux autres ex-ministres ont également bénéficié d’un acquittement.

Au-delà de la simple dénonciation de ces jugements, la manifestation avait pour objet principal de réclamer une poursuite judiciaire publique à l’encontre de Hosni Moubarak et d’offrir justice aux familles des “martyrs de la révolution”. Fin mai, le raïs déchu, toujours hospitalisé à Charm-el Cheikh, écopait d’une première condamnation : une amende pharaonique de 23 millions d’euros [en] pour compenser les revenus perdus suite à sa décision de couper l’accès à Internet et à la téléphonie mobile en Égypte.

Le 28 janvier 2011, les principaux fournisseurs d’accès s’aplatissaient devant les injonctions du gouvernement égyptien et suspendaient leurs services, causant une chute de plus de 90% du trafic dans le pays. “Je n’ai jamais vu une coupure à cette échelle. Fondamentalement, c’est comme si vous redessiniez la carte et ils (les Égyptiens) ne constituent désormais plus un pays”, dira dans la foulée Jim Cowie, responsable technologique chez Renesys [en], une compagnie américaine qui ausculte le trafic internet.

Durant cinq jours, les 20 millions d’utilisateurs du Net (sur 80 millions d’habitants) et les 55 millions de détenteurs de portables ont été privés de communication [en]. Ou presque. Il n’aura, en effet, fallu que quelques heures pour qu’une mobilisation d’un type nouveau s’active, dans les coulisses du réseau, pour tenter de littéralement “hacker” (c’est-à-dire détourner) cette coupure unilatérale et de bricoler des solutions pour permettre aux Égyptiens d’à nouveau communiquer.

Pas de plan d’action fixe

Aux premières lignes de ce mouvement se trouvaient les agents de Telecomix. Tele quoi ? Pour tenter de définir cette entité a priori étrange, il faut d’abord commencer par dire ce qu’elle n’est pas. Telecomix n’est pas une organisation. Telecomix n’a pas de leaders, ni de voix commune. Telecomix n’a pas de plan d’action fixe.

Telecomix est une désorganisation sans système d’adhésion formelle ni de bureaucratie dans laquelle un groupe éparpillé de volontaires délivrent un soutien technique et communicationnel, explique Peter Fein [en], du fin fond des montagnes de l’État américain de Washington.

Depuis 9 mois, Fein, programmeur, vététiste et amateur de yoga, travaille bénévolement et à plein temps comme agent de Telecomix. Quitte à grignoter férocement sur ses économies. Il insiste : il n’est en rien un porte-parole et ne parle qu’en son nom. En conférence, il montre souvent une vidéo de la révolte tunisienne [en].

Sur cette vidéo, on voit un lance-flammes, utilisé pour disperser les protestataires. Ce que je trouve incroyable, ce n’est pas tant les violations des conventions de Genève que les téléphones qui filment. Les gens essayent désespérément de montrer au monde ce qu’il se passe. Voilà pourquoi l’information doit être libre, accessible directement à partir de cette vidéo de portable, graineuse et glorieuse. Si l’on ne peut pas voir, on ne peut pas agir.

Depuis quelques mois, Fein et les autres agents de Telecomix offrent un soutien technique aux citoyens impliqués dans les révoltes moyen-orientales. Et ce dès l’aube des grondements tunisiens, au moment où ils exfiltrèrent des vidéos de Tunisie quand Ben Ali tentait de bloquer leur publication sur Facebook. Les actions en Égypte demeurent sans doute leur fait d’arme le plus connu.

Il y a eu deux facettes à cette opération. La première concernait le moment où seulement certains sites étaient bloqués, comme Twitter ou Facebook. À ce moment-là, nous avons mis en place des miroirs et des proxys pour publier certaines vidéos qui n’étaient plus accessibles, on a également utilisé Tor et des VPN, on a eu des Égyptiens sur notre chat IRC et on leur a proposé de tweeter pour eux. Le 28 janvier, à la coupure d’Internet, tout est devenu plus “challenging”. On a essayé une quantité de choses. Nous avons tenté de communiquer par les ondes radio, mais sans beaucoup de résultats. Ce qui a le mieux marché, c’est la mise en place, avec l’aide de fournisseurs d’accès, de centaines de lignes d’appel pour modems classiques, étant donné que les lignes téléphoniques fixes n’avaient pas été coupées. Aujourd’hui, ces numéros sont notamment utilisés en Syrie. On a utilisé des numéros de fax pour envoyer, par exemple, des traitements pour soigner les effets des gaz lacrymogènes.

Les Égyptiens, rencontrés sur le réseau (et deux en vrai, pour Pete Fein, au Sheffield DocFest), ont été “superexcités” par le coup de main. Mais les agents Telecomix ne veulent pas trop en savoir sur ceux qu’ils aident. Telecomix fonctionne sans règles ni sentences, mais la sécurité des personnes aidées est mise en avant.

On réfléchit parfois, néanmoins, à ces principes non-écrits, à la bonne manière de faire les choses. Une autre chose qui m’importe, c’est que les solutions que nous proposons rencontrent les besoins des personnes pour qui nous travaillons.

Do-ocratie en toute responsabilité

Au départ, les agents de Telecomix n’avaient pas prévu un plan concerté, sur le long terme, pour agir en Égypte, ni ailleurs. Lorsqu’on se promène un peu sur leur IRC, ils expliquent vite que Telecomix fonctionne sur le concept de do-ocratie [en] (do-ocracy), une forme de structure souple dans laquelle les individus s’assignent eux-mêmes des tâches et les exécutent, en toute responsabilité. “Il suffit d’avoir des idées, et puis d’autres peuvent rejoindre, aider. Personne n’a une vue d’ensemble de tous les projets”, expliquent Fo0 et Menwe.

Pete Fein ajoute :

Tout est très ad hoc. Durant l’Égypte, il y avait 500 personnes sur l’IRC de Telecomix. Au moment où je vous parle, il doit y en avoir 170. C’est fluide. L’idée d’une do-ocratie, ça vient du Burning Man [en] et ça fonctionne à rebours de la bureaucratie. On ne reçoit pas d’ordre, les décisions se prennent en faisant les choses.

La pâte humaine de Telecomix est, presque naturellement, hybride. On y retrouve des hackers, bien sûr, mais également “des professeurs d’université en sociologie, des étudiants, des politiciens. Vous n’êtes pas obligé d’être programmeur. Bien sûr, il faut savoir se servir d’un ordinateur et après, nous vous enseignerons quelques tactiques de base.”

Comme pour confirmer le mix évoqué par Peter Fein, on croise, au détour d’une salle IRC, ehj, qui travaille auprès du parlement européen. Tomate, un “agent” allemand, résume, en quelques phrases brèves, l’essence de Telecomix.

Telecomix est une idée. L’idée de la communication libre. N’importe quel type de communication.

Et n’importe où. Telecomix ne limite pas son action au Moyen-Orient. Des formations en cryptographie ont déjà été données en Biélorussie et des ateliers délivrés à des ONG, à Genève, lors d’une rencontre organisée par Reporters Sans Frontières, à l’occasion de la journée mondiale contre la cyber-censure.

“Internet était une zone autonome”

Pour Pete Fein, l’internet est,  “d’une manière générale, sous attaque. Ça varie d’un pays à l’autre. En Egypte, ils l’ont coupé. Aux États-Unis, on met l’accent sur la surveillance. En Chine, c’est l’extrême, la sophistication des outils de censure est, waouh, juste stupéfiante. Dans vos pays européens, l’étendue des lois proposées pour surveiller le trafic, contrôler le réseau, est inquiétante. Cela ne fait que quinze ans que les gens ont accès à internet. Ça n’a jamais été le Far West. Le réseau a développé son éthique, ses règles culturelles, qui, bien sûr, varient d’un lieu à l’autre. Mais tout ça n’était pas sujet à un contrôle étatique.

Internet était une zone autonome, où les gens pouvaient se fixer leurs propres normes et maintenant, d’autres veulent revenir en arrière, récupérer le réseau. Au final, nous ne devrions pas être surpris : le même schéma se répète depuis 500 ans. Un jour, le gouvernement anglais a décidé d’octroyer des licences exclusives à certaines guildes, pour qu’elles seules puissent détenir une presse. Il a fallu trente ans entre l’invention de la radio et sa régulation gouvernementale, au grand dépit des radioamateurs. Internet subit la même chose : chaque fois que des personnes ont eu un outil de communication entre les mains, cela leur a donné des idées, le pouvoir s’est senti menacé.

Découlant tout droit des tentatives du gouvernement de prendre les rênes d’internet, les premières rencontres d’agents Telecomix sur IRC se seraient déroulées quand le Paquet Telecom, un ensemble de mesures proposées par la Commission européenne pour réguler les réseaux de communication et de services électroniques, était en voie d’adoption au Parlement européen.

Au début, détaille Ludens, l’accent était mis sur le lobbying, au niveau européen, et la sensibilisation de l’opinion publique. Ensuite, on a été rejoints par de plus en plus de personnes possédant un bagage technique, qui ont donc commencé à ‘hacker’.

Toujours au sens où les hackers l’entendent.

Parallèle avec les Anonymous

A tort, on pourrait être tenté d’assimiler les actions de Telecomix à celles des Anonymous, connus pour leur combat contre la scientologie et le blocage de sites tels que Visa ou Mastercard après que ceux-ci eurent refusé d’admettre des dons pour WikiLeaks, à la fin de l’année 2010.

Il y a des points de comparaison valables, estime Fein. Ils opèrent aussi sur le mode de la do-ocratie et, comme nous, ils soutiennent la liberté d’expression. Je traîne parfois sur leurs channels IRC, je regarde ce qu’il se passe, mais je ne suis pas actif. Il y a parfois de la place pour des collaborations. Au final, Telecomix et Anonymous essayent tous les deux de conserver un internet libre et ouvert, mais nous le faisons différemment. Eux, soulèvent des gros drapeaux rouges et nous, nous le faisons en construisant des outils qui peuvent être utiles.

Pete Fein s’interrompt. Il aimerait bien continuer Telecomix à mi-temps, trouver des fonds pour lancer un autre projet. “Je ne suis qu’un programmeur, je ne sais pas comment faire ça. Au final, c’est assez fantastique que j’aie pu me retrouver dans Telecomix. J’ai des compétences techniques, et être capable de les utiliser pour aider les gens à communiquer, cela ressemble un peu à un don. C’est ça, hacker pour la liberté.”


Illustration : JB_Graphics

Le blog de Pete Fein : http://blog.wearpants.org/tag/telecomix/

Article initialement publié sur Geek Politics sous le titre : “Telecomix, les empêcheurs de censurer en rond”

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Aux sources de la colère ibérique http://owni.fr/2011/05/24/aux-sources-de-la-colere-iberique/ http://owni.fr/2011/05/24/aux-sources-de-la-colere-iberique/#comments Tue, 24 May 2011 13:16:12 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=64273 Sur fond de protestations populaires qui s’amplifient en Espagne, la gauche a lourdement perdu les élections municipales. Les sit-ins qui ont émaillé l’Espagne ces 7 derniers jours devraient se prolonger jusque dimanche prochain. Passée au crible, cette révolte ne nous apprend pas seulement qu’elle s’épanouit sur la toile en général et les réseaux sociaux en particulier, mais qu’Internet et les idées contraires que s’en font politiciens et citoyens aurait contribué, avec l’aide du marasme économique, à mettre le feu aux poudres.

Lundi 23 Mai, Puerta del Sol. 20:00h. À peine tapée, l’injonction galopait sur les réseaux sociaux. Elle s’adresse aux indignados, citoyens pacifiquement furibards d’une Espagne à genoux. Rendez-vous était pris pour gonfler davantage les protestations populaires sur la place du Sol, à Madrid, ce dimanche, alors que les décomptes des élections électorales et régionales commençaient. Depuis le 15 mai, les indignés ont investi les pavés ibères et les consciences désormais embarrassées de leurs représentants politiques. Ce dimanche-là, des manifestations s’emparèrent d’une cinquantaine de villes espagnoles. Des milliers de personnes s’agglutinèrent aux cortèges, dont la composition sociale bigarrée (employés, chômeurs, retraités, étudiants) scandait les trois mots du ras-le-bol : No les votes. Ne vote pas pour eux. Dans le viseur, les paquebots politiques à la dérive, socialistes du PSOE en tête, suivis de près par les conservateurs du Parti Populaire (PP) et la formation catalane de centre droit Convergence et Union (CiU).

Rapidement, les manifestations du dimanche 15, initiées par un appel de la plateforme ¡Democracia Real Ya! (Une vraie démocratie, maintenant !), engendrèrent d’autres activités de protestation. Depuis lundi, les tentes et les slogans champignonnent à Puerta del Sol. « Je ne suis pas antisystème, c’est le système qui est antimoi » ou « Vous sauvez les banques, vous volez les pauvres » traduisent une remise en cause globale d’une économie moribonde. Le taux de chômage dépasse les 20%, atteignant même 41% pour les moins de 25 ans. Ce deuxième chiffre est le même qu’en 2009, trahissant l’incapacité du gouvernement à offrir des solutions concrètes à la crise que traverse le pays.

Un diagnostic assassin

Un rapide coup d’œil au diagnostic économique effectué par l’OCDE sur le patient hispanique, frappé d’une crise immobilière aiguë, n’incite guère à l’optimisme : « l’économie sort lentement d’une profonde récession qui aura des conséquences durables », « détérioration prononcée des finances publiques », nécessité absolue « de réformer le marché du travail », etc. En dépit de la rigueur prônée par le docteur OCDE, le Laboratoire Européen d’Anticipation Politique estime dans son dernier bulletin, qu’en Espagne, comme au Portugal, en Grèce ou au Royaume-Uni, « la diminution de la couverture sociale et les mesures d’extrême-austérité mises en œuvre [...] font exploser le nombre de pauvres ».

Fait moins connu, le pays est également traversé par une corruption tenace. A tel point que le mouvement citoyen No Les Votes a développé un Corruptodrome, où s’esquisse impitoyablement une Espagne gangrénée par la spéculation urbanistique et les détournements de fonds. Plus encore que la politique du gouvernement Zapatero (premier responsable, dans les sondages, du mal-être hispanique), c’est un air du temps dominé par les magouilles tous partis confondus et les courbettes au sacrosaint univers de la finance qui étouffe les manifestants et justifie leur descente dans la rue. Pour la jeunesse espagnole, la génération la mieux formée de l’histoire du pays, l’horizon immédiat n’a rien d’autre à proposer que le trou noir de la débrouille.

L’Islande comme modèle

Caisses de résonance de ces inquiétudes, les premières manifestations du dimanche 15 mai n’ont guère intéressé les médias traditionnels. La police y a procédé à des arrestations qui ont encouragé des manifestants à créer un campement à la Puerta del Sol afin de réclamer la libération des détenus. Lundi 16, à l’aube, les campeurs-citoyens étaient dispersés par les forces de sécurité. Il n’en fallait pas plus pour que la colère gronde sur Facebook et Twitter et se prolonge avec insistance dans la rue. Rapidement, les calicots firent référence au précédent islandais, l’élevant même au rang de modèle.

En septembre 2008, Wikileaks publiait un rapport confidentiel sur la santé extrêmement vacillante de la Kaupthing, la principale banque du pays. Un mois plus tard, le pays chutait aux frontières du chaos économique. Hördur Torfason, un prolifique auteur-compositeur2, décida alors d’organiser, tous les samedis, guitare en bandoulière et micro en main, un rassemblement devant l’Althing, le parlement islandais. La mobilisation enfla au point de forcer la dissolution du parlement, l’organisation de nouvelles élections et agit comme le déclencheur d’une nouvelle attitude politique. Les banquiers qui avaient mené le pays dans les abysses statistiques allaient être poursuivis et la constitution rénovée. Cette semaine, Torfason, le héros malgré-lui de ce mouvement citoyen de fond, publiait une vidéo où il transmettait son expérience et ses encouragements aux manifestants espagnols.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Une loi comme détonateur

A Madrid, Barcelone et ailleurs, le passage d’un mécontentement stoïque et intériorisé à la rue tirerait son origine d’une décision politique sur l’Internet : la ley Sinde, version espagnole de la HADOPI française (comprenant également des accents de LOPPSI). Cette loi, introduite comme un amendement intégré dans une package législatif plus global, la « Ley de Economía Sostenible » (Loi pour une économie durable), définit un encadrement strict de l’Internet. Elle prévoit notamment de bloquer rapidement l’accès à des sites où l’on peut télécharger des contenus sous droits d’auteur. Pour Enrique Dans, professeur à l’IE Business School de Madrid et blogueur, l’origine des manifestations serait « le moment où les trois grands partis, PSOE, PP et CiU, ont formé un pacte pour faire passer la ley Sinde, en contradiction flagrante avec la volonté d’une grande majorité de citoyens, pour faire plaisir à un lobby. Attention, ceci n’est que le début, le détonateur : à l’heure actuelle cela n’a déjà plus d’intérêt ou de pertinence dans les manifestations. [...] De l’activisme contre la ley Sinde est né le mouvement #nolesvotes (ne votez pas pour eux)».

Dans rappelle toutefois que « les véritables raisons sont, et cela n’a échappé à personne, des sujets tels que la gestion de la crise économique, la corruption, le chômage [...] et surtout, la désaffection envers une classe politique identifiée comme l’un des problèmes majeurs de la citoyenneté dans les enquêtes du CIS (le Centre des études sociologiques) ». La liste d’une quarantaine de propositions concoctées par ¡Democracia Real Ya! contient, outre un contrôle accru de l’activité des politiques (et de leur absentéisme), un volet dédié aux libertés citoyennes et à la démocratie participative. Le premier point est clair : pas de contrôle de l’Internet et abolition de la ley Sinde.

De la Place Tahrir à la Puerta del Sol : un pas infranchissable

Rapidement, la tentation d’établir une comparaison avec les précédents tunisien et, surtout, égyptien s’est installée. Certains ingrédients semblent similaires. Utilisation des réseaux sociaux pour diffuser l’information et mobiliser les foules, avènement d’un visage symbolique (les pleurs télévisuels de Wael Ghonim, cyberdissident et ancien directeur marketing chez Google au Moyen Orient, d’un côté, la tirade téléphonique de Cristina, citoyenne de Burgos, qui s’insurgea contre des commentateurs moquant les manifestations, de l’autre), situations économiques pas jolie jolie et perspectives d’avenir étriquées.

Par rapport aux ponts jetés (notamment par certains manifestants) vers les révoltes égyptiennes, Jaime Pastore, professeur de sciences-politiques, distingue un « effet d’émulation ou de contagion » notamment grâce aux comparaisons faites « avec le symbolisme de la place Tahrir ». En insistant lourdement sur la différence de situation entre des Égyptiens cherchant à faire tomber une dictature et des Espagnols voulant contribuer à une nouvelle manière de faire de la politique, Pastore ajoute, dans une autre interview :

« Les révoltés dans le monde arabe sont confrontés à de vraies dictatures et ici, nous avons une démocratie de mauvaise qualité soumise à la dictature des marchés ».

Les contextes économiques sont également différents. L’Egypte faisait face à un manque criant de produits alimentaires de base et 40% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. L’Espagne, elle, est confrontée à un problème systémique que l’on retrouve dans d’autres pays occidentaux. A l’échelle européenne, elle est la manifestation la plus évidente et la plus marquée d’une croissance du chômage chez les jeunes, qui a bondi de près de 5% dans l’Union Européenne entre 2007 et 2009 selon l’Organisation mondiale du travail.

« Une dose d’urgence dans l’air »

La mobilisation espagnole sur, avec et en dehors d’Internet, a, selon Pastore, d’ores et déjà créé une « nouvelle subjectivité commune, plurielle et créative ». Son impact sur le long terme et, plus précisément, l’utilisation durable des réseaux sociaux, doit encore être démontré. En Egypte, l’enthousiasme autour de la « révolution Twitter-Facebook » a très vite été relativisé. Ainsi, le nombre d’utilisateurs de Twitter se définissant comme égyptiens au moment des manifestations se situait seulement, selon les données disponibles, aux alentours de 14000. Les réseaux sociaux s’étaient avérés être un moyen efficace de communication vers l’extérieur et vers les privilégiés dotés d’une connexion à l’intérieur, mais l’essor du mouvement relevait davantage d’une mixture dans laquelle le téléphone (arabe ou cellulaire), la capacité des masses populaires (déconnectées) à rejoindre les manifestations et le rôle d’une chaîne comme Al Jazeera se sont révélés déterminants.

Comme l’explique Anne Nelson, spécialiste des nouveaux médias, dans une tribune au Guardian, « les médias sociaux peuvent apporter une contribution impressionnante quand il y a une dose d’urgence dans l’air, qui se transforme rapidement en adrénaline. Sans cette charge, l’activisme en ligne peut s’évaporer rapidement. » Au vu du dynamisme virtuel et réel étalé par les manifestants espagnols, nul doute que le sentiment d’urgence a donné une impulsion décisive à leur action. Quant aux limites et opportunités des réseaux sociaux en situation de crise mais aussi en dehors, Geek Politics y reviendra en profondeur très bientôt.


Article initialement publié sur Geek Politics

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Aux origines de la cyberculture: LSD et HTML http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/ http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/#comments Wed, 04 May 2011 14:16:07 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=61024 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Juillet 1947. La revue américaine Foreign Affairs publie un rapport, rédigé par un certain M. X, qui modèlera la seconde moitié du vingtième siècle : « Les sources de la conduite soviétique ». Sur fond de réquisitoire contre la « poursuite d’une autorité interne illimitée » par le régime communiste, M. X, alias George Foster Kennan, alors directeur des affaires politiques du département d’État développa la stratégie du containment,ou endiguement en français. Kennan écrit :

Il est clair que le principal élément de toute politique des États-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion.

Mal comprise, de l’aveu même de Kennan, cette idée de containment influença la Doctrine Truman et devint l’une des pierres angulaires de la politique des États-Unis envers l’URSS tout au long de la Guerre Froide.

Investir dans l’éducation au XXIe siècle

8 Avril 2011. En pleine bagarre budgétaire au Congrès américain, le Pentagone a discrètement sorti un rapport, le National Strategic Narrative, pondu par M. Y, en clin d’œil au texte de George Kennan. Derrière M. Y se profilent deux membres du Comité des chefs d’États-majors interarmées : le capitaine Wayne Porter et le Colonel Mark « Puck » Mykleby. Tout en rappelant qu’il ne reflète que le point de vue de ses deux auteurs et non pas celui du Pentagone (qui a néanmoins autorisé sa diffusion), ce document tente de jeter les bases d’une nouvelle stratégie américaine pour le 21e siècle. Porter et Mykleby conseillent aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir davantage « d’énergie, de talent et de dollars dans l’éducation et la formation des jeunes Américains » que dans les dépenses militaires.

Ainsi, le National Strategic Narrative explique qu’il est temps de passer, outre-Atlantique, d’une stratégie de containment (qui a prévalu « pour les Soviétiques, puis pour les terroristes ou la Chine ») vers un nouveau concept : le sustainment (durabilité). En clair, les États-Unis devraient mettre l’accent sur « l’influence » politique plutôt que sur le « contrôle » et se focaliser sur leur prospérité interne tout en regagnant « leur crédibilité » sur la scène internationale. En évitant, suggèrent Porter et Mykleby, de se mettre des communautés entières à dos en abusant du label « terroriste ».

L’un des paragraphes les plus intéressants de ce rapport est dédié à Internet et à sa reconnaissance comme facteur essentiel de ce « monde en changement perpétuel » décortiqué par les deux Monsieur Y. En une poignée de phrases, il résume la perception de la toile que peuvent développer des stratèges américains:

L’avènement de l’Internet et du world wide web, qui ont inauguré l’ère de l’information et vivement accéléré la mondialisation, a engendré des effets secondaires dont les conséquences doivent encore être identifiées ou comprises. Parmi ces effets, on constate : l’échange anonyme et quasi-instantané des idées et des idéologies, le partage et la manipulation de technologies sophistiquées et auparavant protégées, un « networking » social vaste et transparent qui a homogénéisé les cultures, les castes et les classes, la création de mondes virtuels complexes [...]. Le worldwide web a aussi facilité la diffusion de propagandes et d’extrémismes haineux et manipulateurs, le vol de la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, [...] et suscité la perspective dangereuse et dévastatrice d’une cyberguerre [...]. Que cette révolution pour la communication et l’accès à l’information soit vue comme la démocratisation des idées ou comme le catalyseur technologique d’une apocalypse, rien n’a eu autant d’impact sur nos vie depuis cent ans. Nos perceptions de nous-mêmes, de la société, de la religion et de la vie ont été mises au défi.

Propagande, apocalypse, cyberguerre : la vision est volontiers anxiogène. Elle n’en est pas moins logique pour le prisme militaire américain et réaffirme quelque chose qui, pour beaucoup, sonne comme une évidence : Internet s’est, en une vingtaine d’années, installé comme un pilier essentiel du monde occidental. « Internet est notre société, notre société est Internet », établit un manifeste de blogueurs et journalistes allemands publié en 2009, précisant que Wikipédia et Youtube font autant partie du quotidien que la télévision.

Le grand bouleversement

Dès 1981, Dean Gengle, pionnier du net au bord de l’oublie (713 résultats Google, pas de page Wiki) et membre éminent de CommuniTree, l’une des premières « communautés virtuelles » à tendance hippie proposait la création d’un Electronic Bill of Rights (Déclaration des droits électroniques) . Envoyer et écrire des mails, tenir des « réunions électroniques », mener des transactions financières, accéder à des bibliothèques d’information, arranger ses voyages, « bouleverser, en général, la manière dont nous faisons les choses » : la révolution de la communication impliquait, pour Gengle, l’intensification de ces usages. Son Bill of Rights, réclamant en particulier le respect de la vie privée dans la sphère électronique, n’aboutira pas. La suggestion d’Al Gore, en 1998, de poursuivre une initiative similaire non plus.

Les cieux de ce nouveau cosmos électronique nécessitaient ainsi d’être protégés et les droits de l’homme devaient y être garantis comme dans l’univers tangible. De nombreux textes, manifestes, codes de principes ont également rappelé, ces trois dernières décennies, que l’Internet appartient au public (par exemple, le Bill of Rights on Cyberspace du journaliste américain Jeff Jarvis). Mieux : Internet n’est pas un simple média, mais bien un lieu public. Dans La démocratie Internet, le sociologue français Dominique Cardon réfute une idée répandue qui voudrait que l’armée américaine, plongée dans sa Guerre Froide, soit seule à l’origine d’Internet.

Cette dernière aurait effectivement contribué à son développement initial, en finançant l’équipe de recherche qui « a conçu les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET », l’ancêtre d’Internet. Mais le net et, surtout, la philosophie qui le sous-tend, explique Cardon, seraient avant tout issue du mariage entre le tourbillon de la « contre-culture américaine » des années 60 et du « monde de la recherche ». Pas étonnant que Timothy Leary, apôtre du psychédélisme, se soit exclamé que « le PC était le LSD des années 90 !».

L’une des plus vieilles communautés virtuelles encore en activité, the WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), sorte de proto-MySpace engendré « bien avant que l’Internet public ne soit lâché » , a été fondée en 1985 par Stewart Brand. Brand, plus connu pour avoir édité un monument de la contre-culture, le Whole Earth Catalog, demeure l’un des derniers vestiges de l’âge d’or de l’acide. Un maigrelet aux cheveux blonds qui portait un disque étincelant sur le front, arborant pour tout vêtement un collier de perles et un survêtement blanc de garçon boucher parsemé de médailles du Roi de Suède, comme le décrit Tom Wolfe en 68 dans The Electric Kool-Aid Acid Test. Son dernier trip, selon ses souvenirs pas si brumeux qu’il n’y paraît, il se le serait pris en 1969, tiens donc, aux côtés des hippies du Hog Farm et de Ken Kesey, l’auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou.

Ovni éditorial, bible hippie

Le Whole Earth Magazine cumulait le statut d’ovni éditorial et de bible hippie. On y parlait autant, rappelle l’universitaire Fred Turner dans De la contreculture à la cyberculture, de flûtes en bambou, de construction de dômes futuristes pour habitat autonome que de musique générée par ordinateur . L’édition de mars 69 appelait Nixon à faire de la planète terre un parc national protégé. Imbibée des théories cybernétiques, la chair éditoriale du Whole Earth résidait dans une croyance aux antipodes d’Orwell : la technologie, loin d’être oppressive, pouvait se révéler libératrice, et ce serait, selon Fred Turner, le Whole Earth qui aurait « créé les conditions culturelles grâce auxquelles les micro-ordinateurs et les réseaux informatiques auraient été perçus comme les instruments » de cette « libération ».

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le Whole Earth Magazine comme un embryon de « Google 35 ans avant Google » . Tout en dédiant de nombreuses pages à des programmes informatiques « révolutionnaires », Stewart Brand organise en 1984 la première conférence de hackers. Ce « Woodstock de l’élite informatique » , tenu dans une vieille base militaire de la baie de San Francisco, aurait été inspiré par la sortie, la même semaine, du livre de Stephen Levy Hackers – Les héros de la révolution informatique. Avec cet ouvrage, Levy tentait de décoder et d’établir les grandes lignes de l’éthique de ces géniaux programmeurs dopés aux lignes de code qui accouchèrent de l’ordinateur personnel.

Vingt-cinq ans plus tard, Levy revenait dans Wired sur les principes esquissés dans son livre :

Certaines des notions [de cette éthique] sont aujourd’hui à se cogner le front d’évidence mais étaient loin d’être acceptées à l’époque – comme l’idée que ‘Vous pouvez créer de l’art et de la beauté sur un ordinateur’. Un autre axiome identifiait les ordinateurs comme des instruments de l’insurrection, conférant du pouvoir à chaque individu doté d’une souris et de la jugeote suffisante – se méfier de l’autorité, promouvoir la décentralisation. Mais le précepte qui me semblait le plus central à la culture hacker s’avéra aussi être le plus controversé : toute l’information doit être gratuite.

Cette sentence est dérivée de la bouche visionnaire de Stewart Brand, qui résuma un des principaux antagonismes de la cyberculture :

D’un côté l’information veut être onéreuse, parce qu’elle est tellement précieuse. Une bonne information au bon endroit change votre vie. D’une autre côté, l’information veut être gratuite [free], parce que le coût de sa publication diminue sans cesse. Ces deux idées se combattent l’une l’autre.

Les mots de Brand ont été amplement commentés. Free voulait-il dire gratuit ? Ou libre, comme dans logiciel libre, dont les codes sont ouverts à leurs utilisateurs ? Les deux, sans doute.

La génération numérique

Dès le début des années 80, cette opposition (information chère/information gratuite) s’était déjà matérialisée. Certains hackers partirent du côté des logiciels commerciaux, protégés contre la copie. D’autres, dont Richard Stallman, le père du mouvement du logiciel libre, choisirent la coopération plutôt que la compétition. En 1993, le magazine technologique Wired fut fondé. Ouvertement libertarien, il est donc allergique à l’action de l’État (et à son autorité) tout en défendant bec et ongles les libertés individuelles, dont celle d’entreprendre et d’innover. Parmi les collaborateurs du premier numéro, six venaient du Whole Earth Catalog, dont Stewart Brand. Selon Fred Turner, Wired estimait que cette « génération digitale » allait « ébranler les sociétés commerciales et les gouvernements », « démolir les hiérarchies » et installer à leur place « une société collaborative ».

Le rêve ne s’est pas encore réalisé. Internet « est notre société ». On y compte beaucoup. Dollars, euros, yuans. On y consomme allégrement. On y raconte parfois des mensonges qui se muent en réalités. On y voit agir une kyrielle de gouvernements, à coups de lois et de commissions. Sans compter les sociétés privées. Certaines, comme Facebook, créent presque un « Internet clos» dans l’Internet, tellement la plateforme est recroquevillée sur elle-même. Mais tout ne s’arrête pas là. Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir, « un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative », écrit Dominique Cardon.

Sur la face la plus exposée du Net, on y voit des révoltes amplifiées, à l’international, par les médias sociaux mais aussi des révolutions soit-disant Twitter qui n’en sont pas vraiment (en Moldavie ou en Iran). On y suit les péripéties d’un hacker qui se serait surnommé, à 16 ou 17 ans, Mendax (le menteur, en latin), avant de devenir l’icône médiatique du whistleblowing. En 2008, Julian Assange estimait que son projet, WikiLeaks avait changé les résultats des élections kényanes de 10% après avoir fait fuiter des documents accablants sur la corruption du régime de Daniel Arap Moi.

Sur d’autres versants de la Toile, souvent moins exposés, les questions s’agglutinent. Comment garantir la vie privée, facteur clé de la démocratie, et les libertés civiles sur Internet ? Quel sont les intentions de nos gouvernements face au réseau ? Comment aborder la question du copyright ? Comment utiliser cette « place publique » comme vecteur de transparence voire d’un changement social plus profond ? Comment y garantir la liberté d’information ? Ces questions, des citoyens, fins explorateurs de la toile et souvent hackers, s’en sont emparées, agissant même au-delà des aspects liés au réseau. On les range, avec excès, dans la catégorie « activisme », « alors que non, ce qu’ils font, c’est de la politique », estime Jean-Marc Manach, journaliste à OWNI et Internetactu.net, plongé dans le net depuis 1999.

Pendant quelques mois, Geek Politics va se creuser le front, rencontrer du monde, de Berlin à l’Islande (on peut toujours croiser les doigts) en passant par la Belgique, tenter de plonger dans le débat, ramener des images et du son, du texte, et, avec vous, essayer d’un peu mieux comprendre en quoi Internet change nos démocraties et l’espace public.


Article initialement publié sur Geek Politics sous le titre : “Du LSD aux lignes de codes : genèse fragmentaire d’une cyberculture”

Vidéo réalisée par Dancing Dog Productions (quentin noirfalisse/adrien kaempf/maximilien charlier/antoine sanchez)

Crédits Photo FlickR by-nc-nd 7E55E-BRN / by-nc Intersection Consulting / by-nc-sa 350.org

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