OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Istanbul, mégapole européenne? http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/ http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/#comments Mon, 04 Jul 2011 15:47:20 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=72639 Urban After All S01E21

Si les voyages forment la jeunesse, peut-être forment-ils plus encore notre capacité à observer ce qui nous paraît étrange(r). Quoique traitant l’information chacun à leur manière, le journaliste et l’ethnographe savent tous deux qu’il est nécessaire d’être un piéton attentif pour récolter des données de première main sur le terrain. « Faire feu de tout bois », disait Robert E. Park, journaliste puis sociologue mythique de l’École de Chicago. Les ambiances des rues, les discours et les imaginaires qui s’y forgent donnent en effet de précieuses pistes de compréhension d’une société.

À l’heure où la question de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne laisse celle-ci bien hésitante et les Turcs parfois agacés, nous nous sommes rendus dans la capitale de la culture 2010, Istanbul, à quelques jours des élections législatives du 12 juin dernier.

Enjeu électoral de taille puisqu’il s’agissait de renouveler le Parlement et de dessiner les grandes tendances de la Turquie de demain. On le sait, c’est le conservateur et europhile AKP [tr] (Parti de la Justice et du développement) mené par l’ancien maire d’Istanbul [tr] et actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan qui a massivement raflé la mise. Pour le marcheur parcourant les rues stambouliotes, une foule de signes indiquait non pas tant cette seconde réélection sans surprise que la tension entre modes de vie cosmopolites et crispations plus ou moins marquées autour d’une certaine lecture du passé et de la religion majoritaire, l’islam.

Métropole, mais pas seulement

À cheval sur les continents européen et asiatique, Istanbul n’est pas seulement l’une des villes les plus anciennes du monde, c’est aussi l’une des plus peuplées. Officiellement, elle compte plus de 12.5 (chiffres 2007). À la vitesse à laquelle croissent les gecekondus (constructions illégales) en périphérie, certains tablent plutôt sur 16 ou 17 millions.

Il suffit de monter sur le toit de l’Istanbul Sapphire Tower [en], gratte-ciel flambant neuf à Levent pour voir ce qu’est Istanbul : une mégalopole. Le choc : un tissu urbain hyperdense presque dépourvu d’axes structurants. Vu la topographie de la région, à part les séismes, aucun obstacle naturel ne semble empêcher cette entropie. Istanbul peut impressionner l’urbaniste européen, notamment ceux de la vénérable revue Urbanisme qui dans un numéro dédié, la qualifient pudiquement de « métropole » (modèle on ne peut plus européanocentré), pratiquement jamais de « mégapole ». Intégrer la Turquie à l’UE, serait-ce aussi intégrer une forme urbaine qui s’est longtemps développée sans plan directeur ?

Exit le plan panoramique en plongée, préférons maintenant le plan séquence au sol. Istanbul compte pas moins de 32 communes et plusieurs centre-villes. Mais de quelle centralité faut-il parler ? Géographique, économique ou symbolique ? S’il est courant de dire que la rive européenne est davantage occidentalisée et fébrile que celle anatolienne, réputée plus populaire et tranquille, l’expérience incite à nuancer le propos. Les centres dits historiques se trouvent en Europe, dans la zone de Beyoğlu : Galata, Istiklal et Taksim. Très fréquentés, ils comptent aussi des quartiers populaires, voire pauvres comme Tabarlaşı où logent Kurdes, Arméniens et immigrés.

Classée à l’Unesco, la zone de Sultanahmet est un haut lieu du tourisme mondial mais elle regorge aussi d’étroites rues populaires, chroniquement bondées de marchandises et de ménagères affairées. Longeant l’avenue Büyükdere, le récent quartier d’affaires Levent indique qu’Istanbul est devenue une place financière forte reliant Europe et Moyen-Orient. En Asie, la zone de Kadıköy et le gigantesque quartier-marché Çarşı font figure d’attracteurs étranges.

Vitalité et crispation des espaces communs

Ce qui frappe, c’est l’atmosphère à la fois énergique et détendue des rues. Certes, celles-ci sont souvent grouillantes, bien des Stambouliotes trouvent que le temps passe trop vite et le trafic routier impose lourdement sa loi aux piétons. Le commerce informel est quasiment partout : vendeurs de simit (pains au sésame), de tickets de loterie ou de menu équipement, vendeuses de fleurs, cireurs de chaussures… Il y a aussi les hommes bruns transportant d’énormes paquets sur leur dos littéralement pliés en deux, Kurdes ramassant et revendant les déchets. Premiers indices incitant à s’écarter des grandes artères et à découvrir les marchés d’arrières-cours, passages, escaliers menant à des boutiques sur les toits.

On comprend assez vite que la vitalité informelle des espaces communs oscille entre une légalité abstraite faite de règlements inapplicables ou inappliqués (codes de la route et de l’urbanisme, législation du travail), et une illégalité efficace (commerces informels, gecekondus, dolmuş – estafettes plus ou moins légales).

Les autorités tentent cependant depuis une dizaine d’années de réguler cette urbanisation débridée à coups de régularisation, de modernisation et de projets immobiliers. Pour le meilleur et pour le pire. Les Roms installés de longue date à Sulukule, sur la rive européenne du Bosphore, en savent quelque chose : malgré un collectif de soutien, leur quartier composé de charmantes maisonnettes en bois a été rasé en 2008. L’endroit idéal pour un bar lounge so trendy

Le quartier Rom de Sulukule à Istanbul

Le quartier Rom de Sulukule, quelques semaines avant sa démolition en 2008.

La démarcation entre boutiques (dedans) et trottoir (dehors) est souvent floue : étals, commerçants papotant dehors, porte ouverte, voire absence de vitrine. La vie stambouliote consiste aussi à s’assoir à l’improviste sur les tabourets bas posés devant l’une des milliers de lokantas (échoppe bon marché) pour y boire le çay (thé noir), y manger un döner. Une femme blonde platine en minijupe boit le thé avec son amie voilée et habillée de manière plus couvrante. La cuisine de rue, dénominateur social commun ? Peut-être, mais elle dissimule mal le fait que la vente d’alcool est de plus en plus contrainte par une licence exorbitante et l’augmentation du prix du verre. Au pays du raki, musulmans non pratiquants, restaurateurs et milieux intellectuels laïcs sont préoccupés par cette pression conservatrice.

Omniprésente, la musique, à commencer par la türkpop, est aussi un puissant lien social. Difficile d’échapper aux chansons de Demet Akalin, Mustafa Sandal [tr] ou de Kenan Doğulu. Plus traditionnel mais non moins écouté, l’arabesk, représenté entre autres par Orhan Gencebay [tr] et la superstar kurde, Ibrahim Tatlises [tr], récemment grièvement blessé par mitraillette. Sibel Can et Sezen Aksu mixent les deux styles, s’attirant les faveurs des fans du r’n'b national et de leurs (grands) parents.

Imaginaires officiels et régimes visuels

En ces temps de campagne électorale, c’est une Turquie économiquement en bonne santé mais écartelée entre partisans du cosmopolitisme laïc et conservateurs pro-islamistes qui se donne à voir. Qu’est-ce qui peut alors faire lien entre eux ? Le patriotisme se clame haut et fort. Icône fondatrice de la jeune République laïque (1923) et dénominateur commun de la türklük (identité turque), Mustafa Kemal Atatürk est omniprésent dans la rue et les maisons. Plus nombreux encore que les drapeaux nationaux, les drapeaux d’équipe de foot ou les chats de rue, les portraits d’Atatürk jeune, homme mûr, inspiré, rassurant, civil, militaire, protecteur des enfants, haranguant les foules… Un saint laïc.

Bien fou qui oserait s’en moquer publiquement, la loi 5816 l’interdit. Au printemps 2008, l’État coupe l’accès à YouTube en raison de contenus jugés offensants à la mémoire d’Atatürk. Aucun acteur politique ne peut s’en prendre à ce symbole, quand bien même certains rêvent d’en finir avec la laïcité et d’affaiblir le pouvoir de l’armée, gardienne de la démocratie.

Pour qui brigue le pouvoir, il faut se montrer à la hauteur de cet imaginaire patriote. Ici et là, des affiches, voire stencils des candidats. Des camionnettes sillonnent les rues en crachant türkpop et slogans politiques, couvrant presque les appels à la prière des minarets. Les principaux partis ont leurs spots publicitaires sur les écrans TV et dehors. Ceux de l’AKP, ici et [vidéo, tr], valent le coup pour leur savante mise en scène : tantôt costumes et musiques traditionnels, tantôt un R. Erdoğan vantant ses réalisations urbaines. Sans doute plaisent-ils aux bobos néo-ottomans, ces jeunes adultes cultivés des classes privilégiées, musulmans pratiquants et conservateurs…

Les principaux partis comme le CHP [tr] (Parti républicain du peuple) et le MHP [tr] (Parti d’action nationaliste) et BDP [tr] (Parti socialiste pro-kurde) y vont aussi de leur meetings. Les codes de communication politique surprennent : des places remplies de militants écoutant les discours fleuve et limite sentencieux du leader. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce charisme avec une impression souvent éprouvée dans la rue où les regards, surtout entre hommes, sont francs, sans être agressifs. On ne fuit pas le regard de l’autre, on le maintient, sûr de soi.

Pochoir de masque à gaz, très utilisé par les journalistes turcs.

La semaine précédant les élections, pas un jour ne se passe sans une manifestation ou un meeting dans l’axe Taksim-Istiklal Caddesi. Pour qui ne comprend pas le turc, il est facile de deviner les tendances politiques du rassemblement. S’il y a beaucoup de femmes voilées et de musique traditionnelle, c’est un parti conservateur, voire pro-islamiste. S’il y a beaucoup de policiers en armure, de blindés munis de canons à eau et de journalistes équipés de masque à gaz, c’est une foule de gauche. Lors d’un premier séjour en 2008, j’avais participé à la manifestation du 1er mai à Taksim. Très vite, l’évènement tourne à l’affrontement : lance à eau, gaz lacrymogènes puis traque interminable des manifestants dans les rues perpendiculaires à Istiklal. Le spectacle de ces violences fait les choux gras des médias, à défaut, sans doute, de présenter équitablement les différentes sensibilités politiques.

Curieuse situation que celle d’Istanbul : dépourvue de titre officiel, elle est pourtant davantage la scène des tensions traversant le pays que la capitale Ankara. À la fois patinée par le temps et illuminée par ses buildings, elle est toujours un creuset culturel et désormais une mégapole globale. Elle semble nous dire que la mondialisation ne rime pas avec standardisation mais hybridation. À défaut de rassurer les grandes capitales d’Europe occidentale, Istanbul a cet atout que n’ont plus toujours celles-ci : une vitalité lui permettant de muter rapidement. Pas mal, pour une jeune femme de près de 1700 ans.

Photos : Aymeric Bôle-Richard, sauf image de une CC by-nc-nd Pierre Alonso

Chaque lundi, retrouvez la chronique Urban after all, un voyage dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-la aussi sur Facebook !

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Mille visages de la ville http://owni.fr/2011/05/18/mille-visages-de-la-ville/ http://owni.fr/2011/05/18/mille-visages-de-la-ville/#comments Wed, 18 May 2011 10:39:27 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=63120 Chute de Laurent Gbagbo et actualité du Moyen-Orient obligent, c’est en m’imaginant les ambiances d’une ville en guerre que je me replongeai l’autre jour dans deux chefs-d’oeuvre du genre : Gaza 1956 du dessinateur-journaliste Joe Sacco (2009, Fauve et prix Regards sur le monde à Angoulême 2011) et le film d’animation Valse avec Bachir (2008, Sélection officielle à Cannes 2008) de Ari Folman. Ces deux œuvres aux esthétiques novatrices, auxquelles on pourrait ajouter Gen d’Hiroshima de Nakazawa Keiji, traitent de la guerre telle qu’elle est vécue par les citadins. Sacco le journaliste et Folman l’ancien combattant mixent habilement faits récoltés sur le terrain, éléments de fiction et imaginaires – le leur et ceux desdits citadins : snipers tapis partout et nulle part, rues parsemées de cadavres, bâtiments éventrés, odeur des gravats et des matières organiques en décomposition, attentes silencieuses suivies d’attaques éclair, sifflement des roquettes, mais aussi hommes blaguant et cancanant sous les bombardements, mères berçant les enfants effrayés, quidam faisant pisser son chien à quelques mètres d’une scène de guerre…

Ce que nous montrent notamment Gaza 1956 et Valse avec Bachir, c’est que l’urbanisation de la guerre, loin de détruire toute humanité, génère tout de même des ambiances permettant aux habitants de conserver encore une certaine familiarité avec les lieux. Il y a là quelque chose de presque rassurant : les villes dites en paix n’ont pas le monopole de la production d’ambiances. Nous aspirons tous à une certaine qualité de vie et participons tous à la vie des lieux. Soit, mais qu’est-ce qui fait une ambiance ? Pourquoi s’en soucier quand on n’est pas soi-même un pro de l’aménagement ?

De l’embodiment à l’empowerment ?

Nous l’avions déjà signalé dans ce blog, les ambiances vécues sont depuis une quinzaine d’années l’un des enjeux majeurs de la recherche en architecture et en urbanisme. C’est l’heure du renversement de leur paradigme dominant. Pour le dire simplement, ce n’est plus tant l’infrastructure (la ville physique) qui définit les usages (la ville vécue) que l’inverse. C’en est presque fini du fonctionnalisme monolithique de la Charte d’Athènes de 1933, on commence désormais à prendre en compte les différentes échelles de temps et d’espace ainsi que les modes de vie des usagers. Bref, on privilégie une approche modale de la ville. Comme le disait l’ami Merleau-Ponty, c’est avec notre corps et nos cinq sens que nous percevons le monde. L’environnement urbain se présente ainsi comme un mixage de stimuli. C’est grâce à eux que nous avons ce que le sociologue Jean-Paul Thibaud appelle « le sentiment de la situation ».

Ambiance rêveuse et solitaire, Alfama, Lisbonne (photo : Microtokyo).

Les ambiances sont souvent difficiles à décrire. Essayez d’expliquer clairement pourquoi cette cage d’escaliers est glauque, qu’il y avait une ambiance cool au pique-nique au parc, que ce bar est cosy. Beaucoup de paramètres entrent en jeu : les gens avec vous et/ou autour de vous, leur humeur, la vôtre, le contexte social, l’acoustique, la météo, le moment de la journée, le bâti et son état de vétusté, les parfums, la pollution, la texture de l’herbe…

N’en déduisons pas pour autant que les ambiances se cantonnent aux impressions individuelles. C’est même le contraire : elles relèvent de l’expression du lieu vécu, donc de son partage, de sa coproduction. Nous sommes tous plongés au quotidien dans des ambiances qui nous affectent autant que nous contribuons à les construire. Il y a des ambiances de lieux topographiques et de lieux immatériels : les espaces communs (rues, places, routes, quartiers, centres commerciaux, transports en commun…) et l’espace public : médias traditionnels et surtout web participatif, via les outils de géolocalisation et d’éditorialisation de la ville. Parmi eux, citons déjà les applications iPhone comme RATP Premium, mais aussi ceux citoyens comme FixMyStreet [en] ou, plus révélateur d’un contexte social, celui de cartographie des agressions à l’encontre des femmes cairotes, Harassmap. Toutes renvoient au projet de (la difficulté de) vivre ensemble, au politique.

L’indisciplinarité, ou l’art de se poser les bonnes questions

Mais qu’est-ce qu’une ambiance ? « Un affect et un concept fourre-tout », résume le sociologue Olivier Chadoin. Affect fourre-tout puisqu’il renvoie aux divers éléments perçus en ville, plus ou moins consciemment. Concept fourre-tout car il fédère les réflexions et actions de maintes disciplines : archi, ingénierie, physique, sociologie, géographie, développement web, psychologie, design, scénographie, politique des collectivités… L’ambiance a le même mot d’ordre que ce blog : indisciplinarité ! Réalité aussi sensible qu’intellectuelle, individuelle que collective, impalpable que matérielle, imprécise que pratique… Il semble malaisé de trouver une définition claire et courte.

Peut-être peut-on la définir par ce qu’elle n’est pas : un paysage. Celui-ci renvoie aux seules dimensions de la vue et de l’ouïe, ainsi qu’à une certaine contemplation, alors que l’ambiance renvoie aux cinq sens et à des actions concrètes d’aménagement. L’esprit des lieux ? Pas faux, mais incomplet, il manque les côtés technique et projet. Une atmosphère ? On s’en approche. En fait, il serait plus judicieux de poser la question différemment : qu’est-ce qui fait une ambiance ? Qu’est-ce qui contribue à l’ambiance ? Et même : qu’est-ce qu’une ambiance permet d’être, de faire, de percevoir ? Bref, elle semble s’envisager dans une perspective potentielle, presque virtuelle. Mais arrêtons de tourner autour du pot, disons qu’il y a une esthétique des ambiances.

L'ambiance pue ici. (photo : Marceau Tomans, Montpellier).

On en a tous fait l’expérience : une ambiance est immédiate, diffuse et indivisible : on ne peut ni la différer, ni la saucissonner, ni la dupliquer. Elle est en partie le produit aléatoire d’une dynamique sociale (pensons par exemple aux quartiers populaires de Lisbonne comme l’Alfama ou la Couva da Moura). Du point de vue de l’usager (d’ailleurs souvent piéton), l’ambiance, un peu comme le mix d’un DJ, est l’agencement d’une sélection d’informations perçues dans un espace-temps de manière à créer du sens à celui-ci. L’ambiance, c’est ça mais pas seulement ça : nous familiariser avec notre environnement et le rendre pratique sur différentes échelles de temps. Pour l’aménageur, elle se présente comme la mise en forme des données sensibles d’un lieu (us et coutumes des usagers, leurs imaginaires) et de qualités physiques de manière à orienter des relations humaines et de gérer les flux au quotidien. On peut ainsi se demander jusqu’à quel point l’ambiance peut être une action planifiée, comme le souhaite par exemple le marketing sensoriel (pensez à tous ces bars lounge type Hôtel Costes). Équilibre délicat à trouver entre réalisation d’un concepteur et réception sociale du lieu aménagé. On vous le disait plus haut, l’ambiance est affaire de partage, de lien entre soi, l’environnement physique et le contexte social. Mais aussi d’argent et de pouvoir. Il y a des ambiances de villes dynamiques, des ambiances de villes malades.

Une esthétique de l’impermanence

L’une des difficultés majeures de la mise en place de projet d’aménagement des ambiances, ce n’est pas tant leur caractère impalpable que la nécessité de penser en termes d’impermanence. Il faut finir par l’accepter, l’urbain, c’est avant tout du social en mutation permanente, pas toujours maîtrisable. C’est ce qu’indique par exemple le titre de l’ouvrage d’Alain Bourdin et Ariella Masboungi, L’urbanisme des modes de vie. Comment concilier nécessité d’aménagement durable et soin accordé à ce qui relève du flux éphémère et relativement imprévisible ?

Ambiance informelle sous présence policière, Republica, Sao Paulo (photo : Microtokyo).

Un peu de réflexion téméraire live, un blog est aussi fait pour ça. Posons l’hypothèse que l’impermanence est plutôt liée au temps, et la résonance plutôt à l’espace. On peut considérer une ambiance urbaine comme un flux continu, une sorte d’effervescence qui bien que permanente, se module en fonction des contextes (jour/nuit/crépuscule, paix/tension/statu quo, beau temps/mauvais temps/temps maussade, espace ouvert/espace clos/tiers espace…).

Posons également que tout flux, aussi impétueux soit-il, a cependant besoin d’un contenant sur lequel se glisser, se répandre. Comme le disait le dramaturge Bertolt Brecht, « on dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.» L’ambiance s’inscrit ainsi dans la permanence des mémoires et des imaginaires urbains, tous deux mélanges de réel et de fiction, d’affect et de pragmatisme. Elle s’inscrit tout autant dans les qualités physiques du bâti. Ces trois supports évoluent aussi, mais beaucoup moins rapidement que les ambiances elles-même. On peut aussi considérer que la permanence, outre le fait de permettre l’écoulement, permet la mise en loi, en tout cas une mise aux normes sociales. Et de celle-ci, il y a besoin, fût-ce a minima. Nous le disions plus haut, tous les éléments de l’environnement urbains ne sont pas saisis dans l’ambiance. Au même titre que la caméra du cinéaste, l’ambiance laisse du hors-champ, du non perçu. Elle relève d’un processus de sélection, d’une esthétique de la composition et même de la recomposition.

Mais dans ce cas, quels sont les procédés techniques de mise en permanence de l’ambiance, et donc de mise en ordre des liens sociaux ? La question se pose à tout producteur d’ambiance : le citadin usager des lieux, le chercheur et le professionnel de l’aménagement. Maintenant, la résonance. Elle permet la propagation d’une information dans l’espace. Mettons que l’ambiance permet de reconnaître, d’être reconnu et d’accéder à. Soit l’ambiance la source émettrice et les espaces communs et publics la caisse de résonance. Affaire aussi politique que conflictuelle. Dans nos sociétés post-industrielles, la vue est la dimension technique la plus travaillée : outdoors JCDecaux, photographie, médias visuels… On peut également se faire entendre pour être vu, l’ouïe étant à la fois la dimension la plus valorisée après la vue. Reste les trois autres sens : le pizzaiolo mettant des aromates dans sa soufflerie pour appâter le badaud, des poufs moelleux dans un bar lounge. Le goût reste le mal aimé de nos sociétés. On peut orienter les sens, casser l’ambiance au profit d’une autre.

Urbanisme, tu mutes !

Pont de Galata, Istanbul (photo : Microtokyo).

Cette esthétique de l’ambiance vécue nécessite trois éléments : le souci de la variation/contextualisation, la prise en compte des usagers des lieux, et des techniques/ procédés scientifiques. Pour ce qui est de la variation, savoir observer la vie d’un lieu à différents moments de la journée et de l’année : les sociologues et anthropologues sont par exemple souvent très bons pour ça, d’autant que leurs méthodes d’investigation les font travailler étroitement avec les populations concernées.

Afin de bien repérer les besoins et les us & coutumes des usagers, il est nécessaire d’impliquer ceux-ci dès le début du projet urbain – et pas seulement par le biais de réunions d’information cosmétiques. Le projet d’ambiance consiste t-il d’ailleurs à transformer durablement la vie du lieu ou à créer une bulle éphémère (installation artistique, festival…) ? Enfin, une physique des ambiances et un ensemble de savoir-faire techniques sont déjà à l’oeuvre pour mieux connaître, modéliser et instrumentaliser les interactions entre la physique du sensible et l’espace construit. L’urbanisme mute toujours plus vers un ensemble de métiers. De nouvelles professions satellites apparaissent : concepteur lumière, designer sonore, scénographe urbain…

Clin d’œil aux collègues, l’essor de la recherche sur les ambiances devrait inciter de nombreux laboratoires de sciences sociales et humaines à renégocier leur place concrète dans la société. Il est assez étonnant de voir que malgré l’existence du Cresson, laboratoire pionnier transdisciplinaire en urbanisme créé par le génial Jean-François Augoyardphilosophe de formation, et d’un réseau des ambiances, ces sciences, qui sont aussi des techniques et des méthodes de projet, ne soient pas plus présentes dans les agences d’urbanisme et les bureaux d’études en France. Il y a encore beaucoup de chemin et d’œuvres à réaliser. Car au fond, qu’est ce qu’une quinzaine d’années pour un nouveau paradigme de la ville et de l’urbain ? Si la recherche française sur les ambiances est à la pointe du sujet, il n’empêche qu’il ne nous est pas interdit d’aller voir ce que font nos voisins… Ce que nous ferons dans un prochain post, of course.

Billet initialement publié sur Microtokyo sous le titre « Qui sont les faiseurs d’ambiance ? »

Photo de une Flickr AttributionNo Derivative Works MikeBehnken

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Les bibliothèques vont-elles survivre? http://owni.fr/2011/04/27/les-bibliotheques-vont-elles-survivre/ http://owni.fr/2011/04/27/les-bibliotheques-vont-elles-survivre/#comments Wed, 27 Apr 2011 10:30:41 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=58009 A l’heure où l’information se consomme et se périme aussi vite que des asperges primeur, on pourrait presque se demander à quoi bon encore aller dans une bibliothèque quand tout est accessible depuis notre connexion internet personnelle.
Paradoxe : alors que la demande d’information n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui, les quelques 3.000 bibliothèques publiques (municipales, universitaires et départementales de prêt) de l’Hexagone ne cessent d’accuser une constante diminution de leur fréquentation depuis près de 30 ans.

La très officielle enquête des pratiques culturelles des Français de 2008 montre ainsi que nous lisons moins d’imprimés et préférons davantage le web et le multimédia. Riches heures que celles de l’hypertexte et du collaboratif : on cherche et co-construit du savoir sur Wikipedia ou Open Content Alliance. On va et apporte des news sur des sites de data-journalisme comme Owni ou Openleaks. Il semblerait que les citoyens aient fait sa fête au savoir encyclopédique, que les flux numériques aient gagné contre les stocks des collections imprimé.

Librarian, r u has been (lol) ?

Il y a aussi Google. La petite fenêtre du moteur de recherche rend sacrément service quand il s’agit d’aller à la pêche à n’importe quelle info. Les programmes Google Books et Google Libraries travaillent quant à eux à numériser des millions d’ouvrages et documents à l’échelle planétaire… patiemment sélectionnés et préservés par des bibliothécaires au fil des siècles.

Dans une tribune désormais fameuse intitulée La bibliothèque universelle, de Voltaire à Google, le directeur de la Bibliothèque de Harvard, Robert Darnton, donne le ton : numériser oui, encore faut-il que ce travail respecte les droits d’auteur et s’inscrive dans un souci d’accès durable au savoir par tous, dégagé des vicissitudes de l’offre marchande.
Vu les tractations tendues ici, et là-bas avec la firme californienne, ce n’est pas encore gagné. Certes, Google n’est pas (encore ?) capable de proposer l’équivalent d’une bibliothèque numérique comme Gallica ou Europeana.

Mais tout de même. L’accès facile et instantané à toute l’information mondiale par le web et les formats numériques peut renforcer l’image vieillotte de la bibliothèque et du bibliothécaire. Ou plutôt de la bibliothécaire : vieille fille austère davantage habituée à ranger des bouquins sur des rayons qu’à conseiller le lecteur et animer les foules. Pour peu que vous lui demandiez une information, vous risquez le “il faut aller voir dans l’autre service”.

Une question un peu précise ? Voilà votre vieille fille de chercher sur Google, ce que vous auriez pu faire vous-même. Frustré(e), vous retournez à votre place en doutant que la bibliothécaire connaisse aussi bien l’affaire Wikileaks et la série des Grand Theft Auto que les œuvres de Virgile. Pas étonnant qu’aucun bibliothécaire n’ait marqué l’Histoire ! Borgès ? Bataille ? Leibniz ? Connais pas ! Barthes ? Ah oui, le footballeur…

De leur côté, les gouvernements semblent se dire que le droit à l’information et à la formation du citoyen n’est qu’un gadget démocratique coûteux. Le Manifeste de l’Unesco et de l’IFLA sur la bibliothèque publique ? Mythologie hippie ! Outre Manche, les coupes budgétaires forcent les bibliothèques à privatiser, externaliser, privilégier le bénévolat au salariat… ou à fermer.

La résistance s’organise comme elle peut avec des collectifs de soutien comme la Save our library day organisée par la puissante CILIP. Une cartographie des exactions ici. En France, la Loi sur l’autonomie des Universités (LRU) n’oblige plus les Services communs de documentation (dont font partie les bibliothèques universitaires) à siéger aux conseils d’administration. Plus globalement, que ce soit dans la fonction territoriale ou d’État, les postes se raréfient. C’est le fameux 1 sur 2, complètement trendy chez les libéraux.

Créer des liens

Les bibliothèques, c’est un peu le verre à moitié vide ou à moitié plein. Face aux mutations rapides du traitement de l’information, du savoir et des sociétés, leurs fonctions sont en pleine mutation. Mais rassurons-nous, l’avenir est incertain pour tout le monde. Si en France, aucune loi ne définit les missions des bibliothèques, sans doute vaut-il mieux considérer ce vide juridique comme un espace de liberté. Commençons par nous rappeler que la lecture est un acte éminemment politique, une lutte contre les conformismes, le mercantilisme et la banalisation de la nouveauté.

Lire, c’est lier aussi. La bibliothèque est un espace public ouvert à tous. Implanter une bibliothèque dans un département, une ville, un quartier est un acte fort pour des élus. Au même titre que les médias, la bibliothèque, c’est une certaine idée de l’Homme dans la cité et de la cité elle-même. En termes de comm’ institutionnelle, la présence d’une bibliothèque est une vitrine renvoyant à la population l’image d’un territoire démocratique, éclairé et contemporain, d’où l’importance d’un architecte côté. Elle valorise aussi bien l’élu que les bénéficiaires en renforçant le sentiment d’identification à un lieu précis, à un vécu commun.

On se répète, mais des établissements comme Le Rize de Villeurbanne ou les Idea Stores londoniens, tous implantés dans des quartiers populaires, mettent les populations au cœur de leur politique documentaire et d’activités afin de renforcer accès au savoir et le lien social. Ils participent à un changement de mentalité, d’imaginaires, notamment chez les jeunes, en proposant une ouverture sur le monde, un autre rapport au savoir, voire au livre.
Implanter une bibliothèque est tout autant une opération d’urbanisme, d’aménagement du territoire : en tant qu’équipement culturel, elle peut aussi bien préfigurer la réactivation d’une zone marginalisée que développer un territoire très peuplé ou attractif.

“Le bibliothécaire est un atout du web”

Organes du service public, les bibliothèques ont à cœur de garder une utilité sociale en proposant un vaste pan du savoir universel. Elles s’attachent à constituer, conserver, actualiser et rendre disponible des collections de documents variés à des publics variés. Elles veillent à répondre aux besoins des citoyens en information, culture, loisir, formation, travail de recherche… et même de sociabilité et de farniente.

La fréquentation de bibliothèques, de la presse spécialisée (telle le BBF, Bibliothèques ou les publications de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et d’institutions) ou encore de blogs de pros comme celui de Silvère Mercier, Bibliobsession ou le Nombril de Belle Beille, d’Olivier Tacheau nous fait comprendre que dès aujourd’hui et plus encore demain, les bibliothèques et leurs bibliothécaires ont un rôle essentiel à jouer dans la vie de l’espace public et le traitement de l’information, au même titre que le journaliste, l’élu ou le chercheur.

Les bibliothèques sont sur le point d’opérer le passage de structures de prêt à agences de service de contenus. Nouveauté ? Le bibliothécaire visionnaire Eugène Morel disait déjà en 1909 que les bibliothèques ne ser(aie)nt plus des monuments mais des agences…

L’une des plus belles perspective réside ainsi dans le fait de constituer des collections hybrides, composées de documents numériques et papier. On se force à penser le contraire, mais les deux font bon ménage. Plus encore, le binarisme “flux des réseaux numériques” versus “stock des supports papier” ne convainc que les geeks les plus bornés. C’est justement la définition basique de la politique de contenus que de garder une trace, une mémoire de tout document pour les générations présentes et futures.

Au bibliothécaire donc de stocker aussi les informations les plus pertinentes issues du numérique et de faire circuler tout autant les documents papier en réserve. Belle carte à jouer : le bibliothécaire a un atout sur le web car si celui-ci ne propose qu’un chaos d’informations, le premier rassemble certaines d’entre elles pour constituer du sens, de la connaissance. Un ensemble hétéroclite d’informations fragmentaires ne fait un savoir.

Le bibliothécaire sélectionne l’information la plus exacte, la plus représentative d’une situation, d’une époque et la contextualise dans un ensemble de documents aux supports variés, la collection. Comme le dit bien Gilles Eboli [PDF] de la Bibliothèque de Marseille à vocation régionale, le bibliothécaire crée du sens en sélectionnant des flux rss, en proposant des agrégateurs de flux, des bases de données, en proposant des webographies et des services de signets sociaux, tels les Guichets du savoir de la BM de Lyon, au même titre que des livres, revues papier, estampes, photographies, supports audio-visuels… Les plus développeurs des bibliothécaires se lancent déjà dans l’archivage du web, notamment au sein de l’International Internet Preservation Consortium [EN], ou l’Internet Memory Foundation [EN]. Joli service rendu à la communauté, non ?

Wikipedia et le data-journalisme pour construire l’espace

Autre carte à jouer : impliquer l’usager dans la chaîne du traitement de l’information et de la co-production de savoir. Loin d’être des concurrents prédateurs, Wikipedia et le data-journalisme participent de la même construction de l’espace public. Aux bibliothèques de mieux s’y positionner, par exemple en donnant la possibilités aux usagers de co-réaliser des fiches signalétiques, des commentaires sur les notices bibliographiques, de participer au classement des ouvrages les plus empruntés (facing, tables de présentation des coups de coeur…). Aux bibliothèques également d’animer des communautés d’e-lecteurs, d’être présentes sur des bureaux virtuels et autres wikis.

Enfin, troisième carte à jouer – probablement celle maîtresse : la médiation entre des collections et des publics spécifiques. En cela, le bibliothécaire rejoint l’anthropologue ou un DJ dans leur position de passeur. Derrière la portée presque romantique du propos, des actions concrètes : connaître suffisamment les publics de sa bibliothèque pour leur proposer des projets et des évènements adaptés (expos, rencontres avec des auteurs, conférences), savoir doser et valoriser les documents numériques, les livres, les revues, disques, DVDs, offres de formation… Ne pas hésiter à agrandir les salles des périodiques et d’accès à internet, de réduire les rayons livres, tout en mettant en place des actions de valorisation de ces derniers. Ce qui implique d’acquérir des compétences en animation culturelle.

Il y a lieu d’être optimiste : bien des médiathèques des grandes villes françaises proposent déjà tous ces services. On y trouve aussi, comme dans les B.U de Barcelone, de plus en plus d’espaces garnis de poufs moelleux et de cafés. Choquant ? Non, c’est accepter que les collections sont aussi un lieu de sociabilité, la place publique où il est même possible de ne rien faire, et gratuitement. Se sentir chez soi à la bibliothèque, une living room library… Cette dernière notion implique aussi de s’adapter aux temps de vie des citadins. Pourquoi ne pas ouvrir les bibliothèques davantage le soir pour les salariés et le dimanche, pour les familles ?

En ces temps de constante réduction des libertés dans les espaces communs et de brouillage de l’espace public, les bibliothèques ont un rôle éminemment politique à y jouer. Quant au métier de bibliothécaire, c’est un hybride actuel tirant déjà vers demain : un peu archiviste, documentaliste, informaticien, journaliste/veilleur, animateur/médiateur et conseiller des élus, il correspond bien mal au cliché de l’intello planquée et timorée. Pour lui comme pour les autres, les temps sont troubles, mais il a compris que des places sont à prendre dans le train de la démocratie, dans toutes les classes.

> Article publié initialement sur Microtokyo sous le titre Les bibliothèques sont-elles tendances dans le futur ?

> Illustrations Flickr CC Osbern, Dalbera et Dottavi

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Sur les traces de la PirateBox http://owni.fr/2011/04/20/sur-les-traces-de-la-pirate-box/ http://owni.fr/2011/04/20/sur-les-traces-de-la-pirate-box/#comments Wed, 20 Apr 2011 08:20:26 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=56561

Passer un week-end à la campagne a du bon : rien de tel qu’une randonnée pour entretenir vos muscles et voir les effets de la rurbanisation. Se mettre au vert, c’est aussi l’occasion d’un apéro au cours duquel vos amis vous soufflent votre prochain sujet de post. Samedi soir, c’est donc au pote/DJ/producteur de drum n’bass-dubstep Jean Zar de délivrer le précieux mot clé : PirateBox. Qu’il soit à nouveau remercié ici, la notion de piratage urbain me taraudant depuis la visite de la Demeure du chaos.

Les corsaires du XVIIIe siècle auraient pu se cantonner aux cours de récré si leurs aspirations ne nourrissaient pas aussi celles des adultes. Que mettent en scène des œuvres aussi différentes que la saga Pirates des Caraïbes et le célèbre essai d’Hakim Bey, TAZ [pdf] - Zones d’autonomie temporaire (1997) ? Des individus réunis dans des espaces démocratiques où chacun échange et partage librement, en marge d’un État centralisateur distillant l’information au compte-goutte à ses populations. À moins d’être vraiment réac’, comment ne pas adhérer ?

Hadopi, muse des hackers ?

Intéressons-nous à Bey. Dès le début du web, il voit dans ce réseau non hiérarchisé d’informations le terreau idéal pour ses zones temporaires d’autonomie. L’évolution de la marche mondiale lui donnera raison :

Comme Gibson et Sterling, je ne pense pas que le Net officiel  parviendra un jour à interrompre le Web ou le contre-Net. Le piratage de données, les transmissions non autorisées et le libre-flux de l’information ne peuvent être arrêtés. En fait la théorie du chaos, telle que je la comprends, prédit l’impossibilité de tout Système de Contrôle universel. Le web n’est pas une fin en soi. C’est une arme.

Une arme ? Plutôt un arsenal : co-production de logiciels libres, hackers, espaces d’expression participatifs et communautés affinitaires sont autant de techniques permettant de contrer lois et monopoles.

Dernière pépite française en date, Hadopi, ou comment faire la chasse aux internautes soupçonnés de télécharger illégalement des fichiers sur le principe du mouchardage. Dans un premier temps, des acteurs privés comme les ayants droit et les éditeurs épient puis dénoncent les adresses IP des ordinateurs incriminés en s’invitant dans les échanges  peer-to-peer. Le ver est dans le fruit.

C’est ensuite Hadopi (donc l’État) qui sévit : mails d’avertissement, lettres en recommandé, amende, voire suspension de connexion ou procès. Surveiller et punir, on connaissait déjà la chanson. C’était sans compter sur la débrouillardise des internautes fort empressés d’appliquer la stratégie de la disparition si chère à Nietzsche, Foucault et Deleuze. S’extraire du regard omniprésent de la loi en cryptant l’adresse IP de son ordinateur personnel ou en indiquant une fausse.

Le développeur allemand I2P [en] propose ainsi un réseau d’adresses IP anonymes. Le navigateur libre Mozilla va dans le même sens en proposant la fonctionnalité Do not track [en]. Cette stratégie renvoie peut-être à deux demandes de liberté plus fondamentales : celle d’échanger librement des paroles et des fichiers, et celle d’utiliser le web anonymement, en toute privacité , sans être traqué par d’innombrables mouchards – sites, navigateurs et moteurs de recherche en tête. Les données de votre connexion Internet engraissent bien des informaticiens et des marketeurs !

Elle revient à moins de 100 euros

Si cette dernière phrase vous donne la chair de poule, c’est que la PirateBox [en] est pour vous. Conçue par l’universitaire new-yorkais David Darts [en], c’est une boîte à repas pour enfants… abritant une plateforme WiFi portable permettant de chatter et de partager tous types de fichiers dans le plus parfait anonymat. Sobrement composée d’un routeur wireless, d’un serveur Linux connecté à un disque dur USB et d’une batterie, la PirateBox permet à tout internaute se trouvant à proximité de se connecter et d’échanger avec les membres du réseau. De quoi satisfaire les plus mobiles d’entre nous !

Fonctionnant en réseau fermé (pas de raccord avec d’autres box ou d’autres sites), les avantages sont nombreux : le caractère éphémère et hyperlocal du réseau permet de rencontrer de nouvelles têtes partout où se trouve une PirateBox. On rompt ainsi avec l’entre soi assez typique des communautés supposées plus ouvertes (Facebook, QuePasa…).

D’autre part, le fait que la box n’enregistre ni votre adresse ni votre historique de navigation permet d’échanger des fichiers sans risquer de passer sous les fourches caudines des sbires d’Hadopi. Mobilité, privacité et simplicité semblent les atouts de cette box enfantine. Histoire de joindre l’utile à l’agréable, le design du skull apporte un doux parfum de détournement.

Mais le plus fort dans cette affaire, c’est que, dans le plus pur esprit Do It Yourself, vous pouvez monter une PirateBox vous-même pour moins de 100 euros. David Darts est un mec bien, il vous laisse les tutoriels ici [en] ! On vous sent brûlant d’impatience, regardez ce petit docu :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Déjà utilisée à NYC, Oslo ou Paris, la boîte pirate est bien plus qu’un simple gadget technologique. En misant sur son caractère artisanal et privatif, elle relativise la notion (si tendance) de trace numérique.

À l’heure où l’on parle à tout bout de champ d’éditorialisation participative de la ville, la Box semble remixer plusieurs leitmotivs alternatifs : la générosité et la bonne humeur hippie, le no future punk des années 70, la méfiance des radios rock face aux industries culturelles et l’anonymat des  raves parties des années 1990.

La PirateBox n’en finit pas avec les traces. Elle permet aux usagers à la fois d’en laisser entre membres du réseau (amitiés naissantes, partage de fichiers et de valeurs), et de ne pas en laisser à leur insu à des acteurs du web intéressés par l’argent et/ou le pouvoir.

Le savoir, j’y ai droit !

On le sait, la technologie n’est qu’un outil. Elle ne donne ni le mode d’emploi clé en main ni le sens à la société qui l’utilise. Toute généreuse que soit la PirateBox, elle ne résout pas la confusion qui s’opère souvent entre désir d’accès pour tous au savoir et protection des droits d’auteurs. A moins de devenir soi-même un tyran, on ne peut systématiquement en appeler à la générosité forcée de celles et ceux qui créent quelque chose de leur tête et/ou de leurs mains.
Risquons-nous à cette banalité : en ce monde où il est difficile de ne vivre que d’amour et d’eau fraîche, il est légitime pour un créateur de vouloir et pouvoir gagner sa vie avec son travail. La PirateBox aurait t-elle le même potentiel d’effet pervers que les échanges peer-to-peer ?

David Darts propose la Free Art Licence [en], sur le principe du copyleft, double jeu de mot par rapport au copyright. Parmi les grands axes de celui-ci, copying in not theft !. En d’autres termes, un auteur peut autoriser la copie, la diffusion, l’utilisation et la modification de son œuvre par des tiers.

Sans être juriste, on peut se rappeler ce que disait le sociologue Marcel Mauss il y a près d’un siècle : toute société, à commencer par celles traditionnelles non régies par l’argent roi, fonctionne sur le principe du don et du contre-don. Le fait d’avoir toujours une obligation de réciprocité, fut-elle symbolique (reconnaissance, soutien, participation), permet d’équilibrer les rapports sociaux et rend possible davantage d’égalité. Ce que fait l’autre est à la fois un don et un dû dès lors que je m’inscris dans la même logique d’échange.

Cette PirateBox, on l’aime parce qu’elle est accessible à tous, nous fait gagner en privacité et facilite la diffusion du savoir hors des seuls paramètres du profit. On l’aime aussi en ce qu’elle est un outil de questionnement sur nos pratiques de téléchargement et notre rapport à la production d’œuvres. Le débat amorcé par les licences libres et l’éthique sont de bonnes pistes.

Par exemple, cette maxime de la plate-forme de labels musicaux indépendants, CD1D : télécharger c’est découvrir, acheter c’est soutenir. Mais aussi, celle de Lénine reprise par quelqu’un de plus pacifique, Edgar Morin : moins mais mieux.


Publié initialement sur le blog Microtokyo, sous le titre, Avec la Pirate Box, partager votre butin !
Crédits photos et illustrations :
Photos de la Pirate Box par David Darts [cc-by-nc-sa] ; Logo du Copyleft stylisé pirate ; Leaker-Hacker par Abode of Chaos [cc-by] sur Flickr

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Balade dans la Demeure du Chaos http://owni.fr/2011/04/12/ballade-dans-la-demeure-du-chaos/ http://owni.fr/2011/04/12/ballade-dans-la-demeure-du-chaos/#comments Tue, 12 Apr 2011 10:30:51 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=56286

Certains articles résistent à s’écrire. Non que vous n’ayez rien à dire sur le sujet (il suffit alors de se documenter) ou que vous craigniez les représailles de quelqu’image castratrice du père. La difficulté vient d’ailleurs : de l’affect que ledit sujet déchaîne chez ses partisans et ses détracteurs. Pour le blogueur n’adhérant pas au mythe de l’objectivité, il s’agit de se positionner en évitant de pondre un article fadasse. Il y a quelques temps, nous vous avions promis la chronique de la visite de la Demeure du chaos en compagnie de son directeur artistique, Pierrick, graffeur, a.k.a Cart 1.

Située dans le très cossu village de Saint-Romain-aux-Monts-d’Or, à quelques kilomètres de Lyon, la Demeure du chaos est tout à la fois le bébé d’un businessman fou, une pépinière artistique et un feuilleton médiatico-judiciaire à la Dallas. Une sorte de doigt d’honneur ambigu et réfléchi à la société. Le milliardaire en question, c’est Thierry Ehrmann. Pionnier de la bulle internet des années 1990 et déclaré irresponsable en Espagne, il est aussi le créateur du Groupe Serveur – acteur majeur des banques de données informatiques et le boss du site Artprice, leader mondial de l’information du marché de l’art.

Artprice, c’est une entreprise regroupant une centaine de salariés et un fond de plus de 300.000 catalogues de ventes, de 1700 à nos jours. Pour un amoureux des livres, pénétrer dans les salles aux lourdes armoires abritant les collections, ça fait quelque chose ! Art, information et internet : Ehrmann, en rajoutant le goût de la provocation, te voilà superficiellement dégrossi !

Calendrier tzolkin, par Goin

Cendres chaudes et chaos fertile

Le choc initial semble venir du 11 septembre 2001. Ehrmann y voit la fin d’une civilisation, le chaos par lequel renaîtra quelque chose de neuf. Il acquiert alors une vaste propriété bourgeoise pour y installer son grand-oeuvre, à mi-chemin entre champ de ruines de Ground Zero et Factory d’Andy Warhol. Le projet de la Demeure, c’est une dualité, ou plutôt, une complémentarité entre une vision – l’Esprit de la Salamandre (pour les initiés), et la praxis d’un lieu sacré… ouvert au public.

La Demeure du Chaos n’est pas le bâtiment qui abrite des oeuvres d’art comme le ferait un musée conventionnel, mais une oeuvre d’art en soi, in process. Murs éventrés et massivement graffés par des artistes invités, sol violé par des épaves d’avion et poignardé par des ruines de structure métalliques, ciel défié par une plateforme pétrolière, espace des bâtiments détourné, esthétique générale empruntant au cyberpunk et à l’indus : rien ni personne n’est épargné. L’oeuvre monstrueuse, dégage une énergie hors du commun. Une mosaïque constituée de plus de 2700 compositions, la plupart sur des murs dont la porosité des pierres dorées fait les délices des graffeurs.

C’est aussi le musée privé le plus fréquenté en Rhône-Alpes, le siège des entreprises citées plus haut et la résidence d’Ehrmann. Ses appartements font partie de l’Oeuvre : des espaces brutalisés à l’ambiance délicieusement lourde. Parmi eux, une pièce au centre muré, sorte de tabernacle louche.

Pour qui arrive sur le site pour la première fois, le choc est soudain : vous entrez dans un mignon petit village par une mignonne petite route et bam ! à la sortie du premier virage vous tombez sur des murs noirs et tagués. Le choc est accentué du fait que les hauts murs des bâtisses signifient clairement qu’ici l’espace privé est jalousement préservé des regards extérieurs. La violence picturale de la Demeure prend le contrepied en magnétisant le regard.

Dès sa création, les villageois et le maire poursuivent Ehrmann en justice pour non respect du Code de l’urbanisme. C’est le début d’une longue campagne médiatique et juridique. Le chantre de l’Esprit de la Salamandre s’entoure d’une légion d’avocats et d’amis influents, fait appel systématiquement, s’expose avec délectation devant la loi et l’opinion publique. Pas tant par nombrilisme que par philosophie : l’art, les hommes et leur justice se rejoignent dans son travail alchimique.

On vous passe la liste des rebondissements judiciaires, dus notamment à la découverte des ruines d’un temple protestant sous les fondations de la Demeure et celles du lotissement voisin, lequel fut construit plus ou moins légalement. Par contre, on vous signale que le voisin d’en face, Marc Allardon, a répondu à la Demeure en transformant sa propriété en Maison de l’Eden Dudu ! Sa philosophie, le duduisme : être heureux, il suffit d’y penser !

Regard de l’abyme, regards en abyme

Car la Demeure du chaos, c’est ça, un formidable jeu de regards expérimenté par des artistes en résidence. Les fresques graffées de personnalités comme Claude Lévi-Strass, Rouhollah Khomeini, Andreas Bader ou Philip K. Dick par Cart One ou Michel Foucault par Thomas Foucher, pour ne citer qu’elles, nous rappellent la nécessité de se ré-approprier les images produites par les médias.

Godard disait que la vérité d’une image, c’est d’abord la vérité de la légende qu’on lui appose. Il s’agit alors de dé-légender la légende, laquelle n’est ni plus ni moins qu’un agencement de mots nourrissant aussi bien l’oeuvre que la réalité qu’elle présente. Comme le disait l’ami Lévi-Strauss, ce travail de taxinomie consiste à faire exister le monde et ses représentations et jusqu’à un certain point, à se les approprier. La question étant alors de savoir qui nomme quoi, au nom de qui. Entre autres oeuvres, les pochoirs de calendriers tzolkin de Goin semblent souligner le rapport de continuité des techniques de (re)production graphique à travers le temps, l’espace et la culture : du codex et de la sculpture religieux à la bombe Montana du street art profane. Ils semblent aussi tirer la sonnette d’alarme : la fin du monde, de cet état du monde, est proche. Pour le 21 décembre 2012, comme le pensaient les Pré-colombiens. Si vous voulez que vos enfants soient specta(c)teurs de la fin des temps, ne tardez plus, il vous reste précisément onze mois pour faire des bébés ! Quant à lui, le truculent Jace honore les murs de Mickey Mouse à contre-emploi, prévenant des dérives du projet Loppsi. Pour les fans, des interventions de Ben Vautier, ce Jacques Séguéla de l’histoire de l’art.

Mickey par Jace

La relation au regard a quelque chose de jusqu’au boutiste : le couple observant/ observé est démantelé. Le domaine est entièrement truffé de caméras vidéo. Ce panopticon ne permet pas à Ehrmann de surveiller tout ce qui s’y passe, mais plutôt d’observer à tout moment l’évolution de la vie grouillante. Quelle meilleure manière de déjouer le pouvoir visuel que de le combattre avec ses propres armes ? Plus foucaldien, tu meurs ! Encore faudrait-il s’assurer que tous les hôtes de la Demeure sachent qu’ils sont filmés, territoire sacré ou pas. En riposte à cette pratique éhontée, balançons (un secret de Polichinelle) : le bureau circulaire des écrans se trouve dans les appartements du sieur Ehrmann.

Humanisme et corps sacré

Le corps sacré, c’est l’autre grand chantier artistique de la Demeure. Soit la dualité corps/ âme, matière/ idée. En trait d’union, Internet. Ehrmann :

Je suis persuadé qu’Internet est la métaphore du Divin, si ce n’est le Divin lui-même. La voix sèche qui illumine La Demeure du Chaos lui donne le don d’ubiquité entre le monde physique et celui des idées (…). Etre capable d’étendre à l’infini sa présence mentale, être universellement connecté afin de pouvoir affecter et élever peu à peu la connaissance des êtres humains par la distribution du savoir organisé (la banque de données), telle est l’ambition humaniste du troisième millénaire.

Si Dieu a fait l’Homme à son image, celui-ci ne cesse depuis la Renaissance de questionner sa place dans l’univers et d’expérimenter les limites de son corps. Notamment au Bunker (un vrai de vrai), espace pirate de résistance à la pensée dominante : une TAZ – Zone autonome temporaire à la Hakim Bey. C’est là que de nombreux performers y présentent leur travaux de réflexion et d’action sur le corps dans la lignée de Gina Pane et d’Orlan.

Parmi eux, la dernière exposition Sanctuarium de Claude Privet : un mix de crânes humains optimisés de circuits et puces électroniques. Cette esthétique épouse pile-poil les thématiques de la Demeure : sacralité, mort et rédemption par l’immatérialité des réseaux électroniques d’information. Avec une piste intéressante qui fait qu’elle dépasse peut-être le propos d’Ehrmann : l’intuition d’une post-humanité.

Morceau du bunker

En effet, s’il convient de garder à l’esprit que les artistes invités à la Demeure n’épousent pas nécessairement l’esthétique d’Ehrmann à la lettre, celle-ci reste finalement dans le courant très classique de l’humanisme : l’Homme au centre du monde, le progrès par la connaissance et un relatif désenchantement du monde au profit d’une mystique volontariste. La nouveauté viendrait peut-être du côté de la touche cyberpunk : le corps humain devenant pure énergie, flux intelligent. Et encore, Platon en parlait déjà. S’il nous était encore permis de pinailler, nous ajouterions qu’on ne peut malheureusement plus envisager ledit humanisme sans ses fleurs pourries que sont l’esclavage et l’émergence du capitalisme planétaire.

Continuer à parler de progrès et de savoir partagé paraît alors vraiment compliqué, d’autant que de nombreuses oeuvres constituant la Demeure amorcent la piste post-humaine : un portrait de Michel Foucault qui annonce la mort de l’Homme, un autre de William Burroughs hanté par le virus du langage, les crânes hybrides de Privet alliant organique et silicone, reproduction de Ground Zero qui pourrait tout aussi bien être le champ de ruines du Tokyo post-apocalyptique d’Akira de Katsuhiro Otomo, références omniprésentes à l’Histoire et à des révolutionnaires… Autant d’oeuvres n’allant pas tant dans le sens d’une transcendance par le savoir que de la transformation de soi au contact d’autrui et/ou de la technologie.

En cela, la Demeure du Chaos joue paradoxalement bien son rôle : une pépinière portant les germes de sa propre mutation, de son propre renversement. Au-delà du procès fleuve concernant des règles d’urbanisme, c’est bien cette réalité de la Demeure du Chaos qui nous fait dire qu’elle doit perdurer : il y aura toujours davantage d’oeuvres, qui tels des enfants indignes, respecteront le père tout en le tuant sous le regard impitoyable des visiteurs. De votre belle-mère et de votre petit frère punk, petits meurtres rituels en famille.


Publié initialement sur Microtokyo, le blog du grand mix urbain, sous le titre “La Demeure du Chaos, promenade idéale pour votre belle-mère”

Crédits photos et illustrations : Aymeric Bôle-Richard (Microtokyo)

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La cartographie, contre-pouvoir du citoyen http://owni.fr/2011/03/30/la-cartographie-contre-pouvoir-du-citoyen/ http://owni.fr/2011/03/30/la-cartographie-contre-pouvoir-du-citoyen/#comments Wed, 30 Mar 2011 12:00:44 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=53993 Le détournement aussi original qu’iconoclaste de la cartographie, opéré par les collectifs Bijari (Brésil) et Los Iconoclasistas (Argentine) vous était présenté  récemment sur Microtokyo, dans le cadre de leur travail de sensibilisation contre les projets de gentrification de deux quartiers populaires de grandes métropoles : La Barceloneta à Barcelone et Pinheiros à São Paulo.

De telles interventions à la frontière de l’esthétique et du politique sont plus que jamais nécessaires. Qu’en est-il maintenant ?

Esthétique et politique de la carte

La pratique de la cartographie ne date pas d’aujourd’hui : Ptolémée, père de la géographie, élaborait déjà des relevés en 150 avant JC. Les pouvoirs en place dans les sociétés utilisant la carte ont compris très tôt que cette dernière est un formidable outil de renseignement permettant tantôt d’organiser et d’aménager un territoire, tantôt de l’envahir et de le soumettre. Savoir et pouvoir vont très bien ensemble, l’actuelle opération militaire en Libye nous le rappelle.

Mais déjà, une carte, c’est quoi ?

C’est une représentation simplifiée, sélective et codifiée d’espaces le plus souvent réels. Elle permet d’optimiser la compréhension de ces derniers et de faciliter leur usage au service ou contre des populations. La carte est un outil orienté, à triple titre : elle situe dans l’espace et les critères retenus ne sont pas neutres puisqu’elle sert l’action politique. Pour en faire une, on effectue déjà un relevé des contours de l’espace support à représenter : c’est le fond. On relève ensuite des données statistiques qu’on représentera ensuite sur celui-ci : population, industrie, flux divers, etc… Enfin, en fonction du choix des données, on conçoit les éléments graphiques (icônes, codes couleurs, styles) qu’on assemble avec d’autres renseignements (légende, échelle, rose des vents).

La carte comporte une double dimension politique et esthétique. C’est aussi une création graphique et imaginaire, voire virtuelle : elle modèle notre perception du monde environnant.

Carte du Japon, 1655.

Les cartes contemporaines diffèrent de celles statiques, jadis élaborées à partir de patients relevés topographiques, en ce qu’elles sont désormais conçues à partir d’outils numériques tel que le GPS ou les photos satellite. Elles acquièrent ainsi une dimension dynamique. On conçoit désormais des cartes dont la permanente actualisation se fait en fonction de l’échelle temps mais aussi des mouvements de population, des échanges commerciaux, des activités humaines… à tel point qu’on ne sait plus trop bien qui de l’oeuf, qui de la poule : est-ce la carte qui fait l’usage du territoire ou l’inverse ?

Mais il y a plus : de chasse gardée du géographe et de l’homme politique, la cartographie est de plus en plus récupérée par les citoyens et les acteurs civiques. Manière de contrer l’adversaire avec ses propres armes ?

Réappropriation de l’espace urbain

L’essoufflement de la démocratie représentative ainsi que la diminution des libertés consenties sur l’espace public (médias, web participatif, think tanks, secteur associatif…) et les espaces communs (rues, places, avenues, restaurants, centres commerciaux…) vont de paire avec la montée en puissance des mouvements civiques oeuvrant pour la réappropriation de l’espace urbain. Faire reconnaître son droit à la ville face à des gouvernances urbaines peu flexibles.
Ainsi, le collectif pluridisciplinaire du Bureau d’études établit la cartographie des lieux de pouvoir économique et social à Grenoble.

Celle-ci nous donne à voir les liens entre firmes transnationales, banques, siège de lobbies, structures de recherche, universités, zones résidentielles, concentration de personnalités locales, lieux de culte. Démarche militante bien différente de la représentation officielle du territoire ! Le Bureau d’études nous rappelle ainsi que celle-ci est construite avant que les citoyens ne s’approprient les lieux représentés : la carte officielle – filtre occultant la réalité qu’elle prétend représenter, précède celle de l’usage civique de l’espace urbain.

Quant à elle, l’Echelle inconnue menée par l’architecte-artiste Stany Cambot propose notamment à la diaspora algérienne de plusieurs villes françaises (Marseille, Bordeaux, Toulon, Amboise et Pau) de redessiner les plans urbains de la Smala du héros Abd El Kader, capitale de la résistance au colon français au XIXème siècle. Plusieurs points intéressants dans ce projet : la prise en compte de l’histoire post-coloniale en faisant participer plusieurs générations, l’incitation à l’empowerment (prise de pouvoir) de populations naguère perçues comme subalternes, mise en place d’un urbanisme participatif où artiste-architecte et populations croisent leurs compétences (techniques, d’usage, mémoire, imaginaires…). Quand culture et ingénierie urbaine font bon ménage…

La carte urbaine peut également déjouer les stratégies de contrôle. Ainsi, l’Echelle inconnue dresse la carte de vidéosurveillance de Rouen. Outre Atlantique, le laboratoire de recherche technologique Institute for applied autonomy met en place le projet iSee, dispositif de cartographie web pointant les lieux de Manhattan équipés de caméras de vidéosurveillance et proposant aussi des itinéraires alternatifs permettant de les éviter. Ces usages de la carte semblent renvoyer à une autre carte : celle de la répartition des populations dans le tissu urbain.

Dans les centres-villes, de plus en plus, les populations privilégiées n’ont qu’une trouille : être assaillies par les populations plus humbles et populaires envoyées, voire reléguées aux périphéries, avec tous les problèmes socio-économiques sous-jacents. D’où les caméras de sécurité, qui loin d’être une solution, ne sont qu’un syndrome d’une partition de la société.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La carte ne se contente pas de montrer des points et des lieux : elle donne peut-être à voir des réseaux, des flux. Le projet MAP-it organisé par le Youth Network of European Cultural Parliament propose ainsi aux différents acteurs culturels de repérer les lieux, les structures et les valeurs (identité européenne, pédagogie, dialogue, démocratie) désireux d’interagir tant à l’échelle du continent qu’à celles nationale et locale. Faut-il également s’étonner que la PEPRAV (Plate-forme européenne de pratiques et de recherche alternative de la ville) ou encore l’Atelier d’architecture autogérée utilisent la carte pour fédérer tous les partenaires dans le cadre de projets civiques ?

Map-it European Quarter

Vers le partage et l’échange

Enfin, pour boucler la boucle, le programme collaboratif Open Street Map propose à tout citoyen d’établir et d’affiner des cartes libres sous licence libre via le web 2.0. Initié en 2004, le projet naît de l’indignation d’un certain Steve Coast, décidé à en finir avec le monopole des agences de cartographie. En effet, au Royaume Uni, l’Ordnance Survey, bien que financée par le contribuable britannique, a tous les droits sur la production et la reproduction des cartes officielles. En lançant Open Street Map, Coast remet ainsi en cause le caractère unitaire de la production de données cartographiques officielles sur la ville.

Au fond, pourquoi le citadin en saurait-il moins que le géographe ? Pourquoi ne pas coupler les compétences d’usage avec les données satellitaires, notamment de Yahoo, et GPS ? Pourquoi ne pas partager la somme de ces données, en faire un bien commun accessible à tous ? Open Street Map propose ainsi itinéraires routiers, de transports publics, de randonnées et cartes marines. Tout internaute peut ainsi contribuer à la numérisation, la création et au perfectionnement des cartes.

Bref, il n’y a pas de fatalité. Ni pour les citadins inquiets de voir la qualité de l’espace public et des espaces communs se dégrader, ni pour les institutionnels. Pour les premiers, les technologies numériques permettent non seulement d’avoir un regard alternatif sur l’espace urbain et ses usages, mais également d’en construire de nouveaux, plus proches de notre expérience sensible et quotidienne de la ville.

Pour les seconds, qu’ils se rassurent : donner davantage de pouvoir de création et de décision aux citoyens urbains ne revient pas à leur donner TOUT le pouvoir. Ce qui est sûr, c’est qu’il est vain de se crisper sur l’actuel système de gouvernance urbaine, supposé représentatif, sauf à vouloir alimenter le mécontentement et briser une mouvance profonde de la société civile. Si tel était le cas, il n’est pas dit que la réaction se traduira par la voie des urnes.

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Publié initialement sur le blog Microtokyo sous le titre, La cartographie des citadins mécontents (et constructifs)
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Références :
Réflexions sur la place du citoyen-usager-citadin commun dans le cadre du  master Projets culturels dans l’espace public de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne avec le cycle de rencontre Artivisme.

Crédits photos et illustrations :

Via Flickr : carte du monde, 1630, par Henricus Hondius, sur la page de Changhua Coast Conservation Action [cc-by-nc-sa]

Captures d’écrans : Carte  Chronologie des liens entre recherche, armée et politique à Grenoble depuis 1900 de Bureaudetudes.org ; le Plan de la Smala d’Abd El Kader avec la population algérienne à Amboise, Bordeaux, Pau, Marseille et Toulon de Echelleinconnue.net ; Carte Mapit sur Microtokyo; logo Openstreetmap

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