OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La Commune de Paris http://owni.fr/2011/03/19/la-commune-de-paris/ http://owni.fr/2011/03/19/la-commune-de-paris/#comments Sat, 19 Mar 2011 14:00:53 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=52264 Depuis quelques jours, c’est la guerre à Paris. Une guerre de rue, une guerre artistique, un combat de street art. C’est La Commune de Paris qu’on ressuscite. Rue d’Aboukir, place de la Concorde, place de la Bastille, cette nuit même sur les hauteurs de Montmartre, des affiches recouvrent les murs. A chaque affiche, son anecdote, et son… QRCode qui renvoie à son tour là : Raspouteam

La Commune de Paris est un journal, entre agit-prop et webdocumentaire en temps réel, d’un genre nouveau, simple et redoutable, signé du collectif Raspou Team. Ce dernier est composé de trois jeunes hommes anonymes (on va comprendre pourquoi), dont les âges additionnés atteignent à peine celui de la retraite. Ça tombe bien, le Raspou Team n’est pas du genre à baisser la garde et les yeux. Il serait plutôt du genre inventif, en avant, et à l’affût. Du côté des vaincus magnifiques, et des communards héroïques, version open source et web pour tous.

Depuis quelques jours, donc, c’est la guerre à Paris. Et depuis quelques jours, le Raspou Team allie la grande Histoire et les petits smartphones, mixe les archives et l’actualité du moment, brouille l’espace et le temps. Quarante cinq articles, et autant d’interventions, sont prévus sur les lieux mêmes où l’histoire s’est déroulée.

La Commune de Paris a un but, et il est atteint: « ne pas laisser les outils (narratifs) aux vendeurs de lessive ». Ni le webdocumentaire dans des codes que d’aucuns voudraient déjà figer. Au front, camarades et chapeau bas.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse de La Commune de Paris?

On s’intéresse à la Commune depuis longtemps, et c’était le seul sujet pour lequel nous avions rédigé deux fiches dans notre précédent projet Désordres Publics. Pour celui sur La Commune, on voulait développer en détail un seul thème, et la Commune s’y prêtait parfaitement. Et puis l’anniversaire des 140 ans, et la particularité de la Commune (ça se déroule sur plus de 2 mois) nous donnait l’occasion de tester la dimension temporelle, que l’on avait pas considérée dans Désordres Publics.

Dans ce projet, des informations sur un événement marquant (textes, photos et vidéos) sont rendues disponibles à l’endroit précis où cet événement a eu lieu, par le biais d’un QR code. Pour la Commune, on reprend le même principe, sauf que les événements apparaissent le jour même (avec 140 ans d’écart bien sûr). Ainsi, on traite du sujet dans son déroulement plus que d’en faire un événement ponctuel.

Les QR codes donnent accès à un article du Journal Illustré de la Commune qui raconte l’événement comme s’il venait de se produire, mais avec le contenu multimédia qu’on attend aujourd’hui d’un support internet d’information (texte, images, audio, vidéo). C’est une autre façon d’entretenir le flou entre hier et aujourd’hui, en permettant de suivre une révolution d’il y a 140 ans en “temps réel”, avec les outils actuels.

Ce flou est renforcé par le street art qui illustre chacun des articles. Pour l’utilisateur internet ça concrétise le lien avec aujourd’hui, et pour celui qui lît l’article en étant face au street art, ça souligne le fait que ces événements ont eu lieu dans Paris.

Étant désormais bien loin de Paris, je ne puis vérifier que vos photos d’affichage sauvage (place de La Bastille, place de la Concorde, rue d’Aboukir) sont réelles ou non. Mais tout semble indiquer qu’elles le sont et, d’ailleurs, je vous croirais sur parole. Quelles sont vos intentions en mariant ainsi street-art, technologie QR et web?

Oui les photos sont authentiques, la colle est encore humide sur certaines ! Cela fait longtemps qu’on s’intéresse au travail d’Ernest Pignon Ernest ou de Banksy, deux artistes qui ont travaillé sur le lien entre leur intervention dans la rue, et le lieu où elle est réalisée. Ce sont nos principales influences. On cherche à s’inscrire dans ce mouvement, en l’enrichissant par l’utilisation des outils modernes qui sont à notre disposition.

Et puis on appartient à la génération qui a découvert Internet à l’adolescence; pour nous, c’est un espace de liberté et d’expression très important. Toute une culture indépendante est diffusée par internet, on a accès à des productions de très bonne qualité et ce gratuitement. Ce qu’on essaye de prouver, c’est qu’il n’y a pas que sur le net que ce type de démarche est intéressante.

Le collectif veut proposer un travail abouti, de qualité, et surtout gratuit. C’est évidemment une invitation à faire de même, à se saisir de ce qu’on a sous la main et expérimenter avec. On pourrait considérer la rue comme un réseau Open Source, où chacun apporte ses solutions, et les élabore ensuite collectivement. Les technologies comme les QR codes, le web mobile ou la vidéo sont désormais accessibles au grand public. On veut montrer qu’on peut facilement se les réapproprier et en faire un usage personnel, les détourner pour qu’elles servent un discours critique. On ne va pas laisser ces outils aux vendeurs de lessive !

Votre idée, c’est surtout la confrontation, non? Celle du passé avec le présent? Du fond avec la forme?

Disons que pour la Commune de Paris, on cherche à brouiller les frontières entre le temps et l’espace. C’est plus ce flou qui nous intéresse, le fait de mettre sur le même plan ce qui est, et ce qui pourrait être ou ce qui a été écarté. Le présent c’est un ordre établi, mais ce n’est pas le seul possible.

Votre œuvre La Commune de Paris apparait, en creux, comme un hommage à… la presse écrite. Vous écrivez: « La forme du journal s’est imposée [à vous] par sa cohérence avec le contexte de la France du XIXème siècle, car la presse est alors le seul média qui permet la diffusion d’idées nouvelles ». Avez vous conscience que vous parlez d’un mourant (la presse écrite)? Et qu’est-ce qui vous incite à réaliser ce superbe programme web en forme d’épitaphe?

Il est sûr que la presse du XIXème siècle n’a rien avoir avec la situation actuelle. Mais comme on le dit c’est plus un choix qui s’est imposé qu’une volonté délibérée. Le papier ne sera pas abandonné de sitôt, et les nouvelles technologies ont apporté beaucoup de choses intéressantes, comme une large participation, et une grande diversité des opinions.

Pour ce qui est de notre démarche, on utilise l’affiche papier comme diffuseur d’une information hébergée sur le net, et internet comme un diffuseur d’affiches et d’informations qui ont un lien avec l’affiche. On ne cherche pas à remplacer un contenu papier, mais plus à l’enrichir.

J’imagine que si aucun nom propre n’apparait nulle part, c’est pour préserver votre anonymat. Si tel est le cas, pourquoi ? La crainte de la police ? Le refus de toute renommée ? Les deux ?

Nous avons commencé dans le street art avec le pochoir, il y a six ans. Depuis on est passé par le graff et les affiches, et plus récemment on s’est intéressé aux QR codes et à la céramique (Désordres Publics). Nous avons suivi des études différentes (graphisme, histoire et design) mais nous sommes tous impliqués dans chacun des aspects de la production de nos projets. Les intérêts de chacun nous permettent d’avoir accès à un grand nombre de techniques et de savoir-faire (graphisme, internet et web mobile, production musicale, montages et vidéos, recherche historique, écriture, et street art sous toutes ses formes) que l’on met au service des projets du collectif. Pour résumer : les idées viennent du collectif et sont développées collectivement, on essaye toujours de mettre à profit les compétences de chacun pour servir le projet au mieux.

L’anonymat est de mise comme c’est souvent le cas lorsqu’on parle de street art, puisqu’il s’agit d’une pratique illégale. Mais on imagine mal la brigade anti-graffiti débarquer chez nous pour quelques pochoirs. Ce qu’on risque au pire c’est de se faire embarquer en plein collage, et dans ce cas là l’anonymat ne sert plus a rien. Il s’agit donc surtout d’un moyen pour mettre le crew, la dimension collective du travail, en avant.

Vous semblez jeunes — vos capuches sur certains clichés vous trahissent, mais si. Votre penchant pour le street-art, aussi. Sans parler de l’accompagnement sonore de certaines autres de vos projets… Or, un projet comme La Commune de Paris est traversé par l’histoire et la mémoire. Comment expliquez-vous ça?

Ce n’est pas parce qu’on est jeunes qu’on ne s’intéresse pas à l’histoire ! L’histoire c’est toujours au présent; on ne se pose pas les mêmes questions aujourd’hui qu’il y a trente ans, et tant mieux ! Et puis on hérite tous d’une mémoire que l’on a envie de développer et de s’approprier. L’histoire des luttes, des résistances, “l’histoire des vaincus” est plus que jamais d’actualité. C’est ce qu’on a voulu montrer en choisissant de parler de la Commune de Paris. A première vue, ça peut sembler très éloigné de nos vies. Pourtant, les idées de révolution sociale, de démocratie directe, d’internationalisme développées à l’époque sont très modernes ! Beaucoup de choses qui ont été dites lors de la crise économique en 2008, par exemple, ressemblent mot pour mot à certaines proclamations de la Commune. Si on a choisi ce sujet, c’est d’abord pour son actualité. Il nous a semblé assez universel pour susciter des réactions de la part de quiconque.

J’imagine que votre aventure précédente, Désordres Publics, a joué un rôle dans l’écriture de La Commune de Paris… Qu’avez-vous retenu de cette première expérience? Avez vous une idée, par exemple, du nombre de gens qui ont utilisé les codes QR ?

On a d’abord été très surpris de l’écho qu’a rencontré notre petit projet, grâce à la diffusion du making of. Ça nous a ouvert des perspectives que l’on imaginait pas. La rencontre avec AGAT films a été décisive, ça nous a poussé à développer notre travail, à imaginer quelque chose de plus approfondi, et en même temps de plus accessible. Dans DÉSORDRES PUBLICS si on n’avait pas de smartphone le contenu était assez limité, le site n’étant pas optimisé pour la navigation web. On a repensé ce nouveau projet de façon à ce que l’ensemble soit adapté à la lecture sur différents supports; le street art c’est aussi une façon de proposer du contenu in situ à tous ceux qui n’utilisent pas de smartphone. Il y a une dimension qu’on a pas évoqué, c’est celle de la radio. A partir de vendredi 18 mars, toutes les semaines la radio FPP diffusera une émission sur la Commune, que nous aurons réalisée. Ce sera encore une autre façon d’avoir accès au contenu que nous avons produit, avec les spécificités que permet l’outil et de suivre le déroulement de la Commune.

Pour ce qui est des stats, entre 5 et 15 personnes par jour ont tagué les QR codes en pleine rue, pour un total de 1000 utilisateurs de smartphones depuis fin octobre.

Il y a eu pic de consultations au moment où on parlait du projet – il a été relayé par quelques blogs à cette période -, et on continue d’avoir tous les jours des visites depuis la rue. Malgré tout la plupart des céramiques ont résisté aux intempéries.

À ce sujet, un code QR, ça se fabrique comment?

C’est très simple, il y a des générateurs gratuits accessibles sur internet.

Quelle serait votre définition de l’espace public? Et celle du webdocumentaire?

L’espace public c’est celui qu’on partage avec les autres. C’est là où devrait primer l’organisation et l’expression collective. Aujourd’hui on nous défend d’y toucher en nous expliquant que c’est à tout monde, et pourtant on ne cesse de le vendre à des acteurs privés qui ont des visées commerciales… Pour nous, c’est un espace d’échange et de gratuité, comme on disait tout à l’heure par rapport à internet. Ça veut aussi dire qu’on dénonce le flicage systématique et la répression qui sanctionne toutes les initiatives, dès qu’elles sortent de la norme.

En ce qui concerne le web doc, ce qui nous intéresse c’est que le champ est encore très ouvert, il y a beaucoup de possibilités à explorer. On a envie de maintenir ce flou, plutôt que de se lancer dans une définition réductrice. Le principal intérêt du web doc, c’est justement qu’il est encore en train d’être défini. On peut donc participer à cette dynamique, ce qui est rare, et très motivant !

Un dernier point: vos soutiens. Agat films & Ex Nihilo et MRM Paris. Les premiers, une exigeante boîte de production de documentaires, on les connait. Les seconds, qui est-ce ?

Nous avons un partenariat technique avec eux, ce qui nous a permis de développer le site dans les délais et proprement. Il faut imaginer que nous avons commencé la conception du projet fin décembre, et qu’il a fallu faire les recherches historiques, concevoir le site, écrire les articles, imaginer des interventions street art, enregistrer les voix pour la radio et développer l’ensemble en moins de 3 mois, ce qui représente pas mal de travail.

On a aussi bénéficié du soutien de la radio libre FPP (Fréquence Paris Plurielle – 106.3 FM), qui a ouvert un créneau pour le Journal Illustré de la Commune tous les vendredi à 15h à partir du 18 mars, une émission de 15 minutes qu’on aura enregistrée à partir de lectures, extraits de films et interviews, reviendra sur les événements de la semaine. Ces montages serviront aussi à illustrer les articles par le biais de courtes vidéos, qui sont elles aussi encore en production.

Vous pouvez trouver le collectif sur son site et la google Map des interventions.

> Illustration Flickr CC Shoehorn99, StickerMap

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Flash-Ball: 15 ans de documents révélés http://owni.fr/2010/11/24/application-flash-ball-15-ans-de-documents-reveles-police-leaks-upian-davduf/ http://owni.fr/2010/11/24/application-flash-ball-15-ans-de-documents-reveles-police-leaks-upian-davduf/#comments Wed, 24 Nov 2010 17:46:15 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=36305

Ce sont huit circulaires et un mode d’emploi des FlashBall que nous divulguons intégralement et mettons à la disposition de tous. Ce sont neuf documents officiels issus des services internes de la police; neuf notes pour la plupart confidentielles qui disent la place prise progressivement par les «lanceurs de balles de défense» au sein de l’arsenal policier. 1995-2010: quinze ans de stratégie en quelques pages et en… comparatif libre.

De 1995 (première note connue) à 2009 (dernière note faisant foi et loi), tout s’éclaire, s’expose, se révèle: le Flashball, d’abord réservé à des services d’élite dans des cadres d’intervention stricts et particulièrement dangereux, va se généraliser. Et dans les services, et dans les usages (points 1, 2, 3 de notre graphique et onglet «Les cadres d’intervention»).

D’arme de catégorie 4, le Flashball va gagner au fil des années en précision et en longueur de tir pour devenir ce qu’il est aujourd’hui: une arme de catégorie 1 (cf. onglet «Les armes employées»). Dans l’intervalle, l’équipement a changé: du Flash Ball SuperPro, la police est passée au 40×46 Exact Impact. Un monde qui marque la rupture tactique: adieu l’arme dissuasive initiale, voici le temps du Flashball pour tous (cf. onglets «Les cadres d’intervention» et «En savoir plus»).

De circulaire en circulaire, c’est tout ce glissement qui se fait jour; y compris sémantique (cf. onglet «Les circulaires»): en 1995, le flashball est un «fusil»; en 2009 il est un «nouveau moyen de force intermédiaire [mettant] en œuvre l’énergie cinétique d’un projectile à effet lésionnel réduit».

Paradoxe: plus l’arme est généralisée, et son usage élargi, plus elle est soumise à des restrictions et à des réserves. Année après année, bavure après incident, les «doctrines d’emploi» s’allongent, se précisent, racontent ce que les militaires appelleraient des dommages collatéraux (cf. onglet «Les cadres d’intervention», rubrique «restrictions»).

Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Ces rappels administratifs dans les usages sont le prix à payer pour la généralisation de l’arme.

Voici les pièces complètes du dossier.
À vous de les comparer.

Précisions
À propos du nombre de lanceurs de balles de défense dans la police
(cf. graphique de l’onglet «En savoir plus»)

Le total du parc 2010 comprend les armes en dotation, celles destinées à la la formation, les armes cassées ou en réparation. On les retrouve principalement dans les Directions départementales de la Sécurité Publique et «anecdotiquement» en Police Judiciaire.

Selon une source policière, le Bureau de l’armement de la police aurait procédé en février denier à un rappel en catimini de la quasi-totalité du parc des LBD 40×46 Exact Impact. Direction Limoges: l’atelier central logistique de la police nationale. Système de visée? Revu. Munitions? Mise en place de projectiles «moins vulnérants, plus souples pour les opérations de Maintien de l’ordre» selon notre source, qui a suivi la révision de près.

À propos des tableaux investissements et dépenses totales (ci-dessus)

Sources :
*Service interne de communication de la police (Ministère de l’intérieur)
*Procédure d’évaluation du LBD 40×46 (non daté, Bureau de l’armement et des matériels techniques de la Police Nationale)
*Rapport relatif à l’exécution sur l’exercice 2005 de la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure du 29 août 2002 (septembre 2006, n°IGA : 06-064-01 LOPSI, p.75)

Merci au Groupe de travail du 27 Novembre pour sa précieuse aide.

Pour en savoir plus
* Groupe de travail du 27 novembre, groupe d’expertise sur les LBD
* Ministère de l’Intérieur.
* Verney-Carron, fabricant du Flash Ball SuperPro.
* Brugger & Thomet, fabricant du Lanceur 40×46 Exact Impact.

Enquête : David Dufresne [davduf.net]
Design : Fred Bourgeais Upian [upian.com]
Développement : OWNI

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[interview] Le juteux business des prisons http://owni.fr/2010/11/23/interview-le-juteux-business-des-prisons/ http://owni.fr/2010/11/23/interview-le-juteux-business-des-prisons/#comments Tue, 23 Nov 2010 14:51:55 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=36708 Gonzague Rambaud, journaliste indépendant, est co-auteur du livre Le Travail en prison. Enquête sur le business carcéral (Autrement, 2010). Il revient ici sur les non dits d’un secteur florissant. Où les sommes sont astronomiques, les à côtés peu reluisants et l’indifférence quasi totale.

Commençons par le commencement… les prisons semi privées en France, combien de divisions ?

La privatisation des prisons s’accélère et s’impose désormais comme le système économique privilégié pour administrer les geôles françaises. Une cinquantaine d’établissements pénitentiaires sur 197 fonctionnent aujourd’hui sur le modèle de la « gestion mixte ». Désormais, toutes les prisons qui sortiront de terre seront gérées en grande partie par des entreprises privées. Ainsi, hormis les fonctions régaliennes (direction, surveillance, greffe), le privé s’occupe de tout. Soit : la maintenance, l’entretien, la fourniture des fluides et des énergies, la restauration, l’hôtellerie, la buanderie, la « cantine », le transport, l’accueil des familles, la formation professionnelle et le travail des détenus.

En quoi les prisons privées sont-elles profitables aux grands groupes comme Gepsa (filiale de GDF-Suez) ou Siges (filiale de Sodexo). Autrement dit, comme ces consortiums gagnent-ils de l’argent avec les prisons ?

Un juteux business pour GDF-Suez et Sodexo, qui se partagent âprement ce marché depuis plus de vingt ans. Lors des derniers contrats, signés en novembre 2009, Sodexo a remporté la gestion de 27 nouvelles prisons, en plus des 9 établissements acquis lors des appels d’offres précédents. Un contrat de « quasiment un milliard d’euros » pour une période de huit ans, a indiqué Michel Landel, directeur général de Sodexo, lors de la présentation des résultats du groupe le 10 novembre 2009. La Chancellerie devient ainsi le premier client français de Sodexo ! En remportant un lot de six prisons, GDF-Suez devra se contenter d’un « petit » contrat global d’un montant de 22 235 760 euros. En 2007, lors des précédents contrats, la filiale de GDF-Suez affichait une santé financière insolente au point de reverser à ses actionnaires un dividende de 2,9 millions soit… 100 % du résultat net.

Un marché sur lequel surfe désormais le groupe Bouygues…

Marchant sur les traces de son mentor Albin Chalandon – garde des sceaux sous la première cohabitation (1986-1988) et initiateur des premiers contrats de gestion mixte en prison – Rachida Dati a signé le 19 février 2008, un partenariat public-privé (PPP) avec Bouygues Construction, chargé de concevoir, réaliser, financer, entretenir et gérer trois nouvelles prisons  (la maison d’arrêt de Nantes : 570 places, le centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin : 688 places et le centre pénitentiaire de Réau en Île-de-France : 798 places) livrées d’ici à 2011. Ce contrat représente un loyer annuel de 48 millions d’euros pour les trois établissements, soit une valeur totale de 1,8 milliard d’euros pour une durée de contrat de 27 ans. Par ailleurs, notre livre révèle que depuis mars 2008, au centre pénitentiaire de Rennes, douze femmes détenues travaillent pour l’opérateur de téléphonie Bouygues Télécom…

Et l’État ? Quel est son intérêt financier dans cette collaboration avec le privé ? On sait, par exemple, qu’aux États-Unis, le  coût d’un prisonnier placé dans le secteur privé revient sur la durée plus cher qu’un prisonnier dans le public. Quels arguments l’État français use-t-il pour (se) convaincre du bien fondé de la privatisation ?

Le 19 février 2008, lors de la signature du contrat avec Bouygues, Rachida Dati, alors ministre de la Justice, déclarait que le partenariat public privé avait pour but de « diminuer le coût global, parce que le partenaire optimise toute la chaîne, depuis la conception jusqu’à l’exploitation », arguant que le ministère de la Justice confie « au secteur privé des responsabilités qu’il sait parfaitement assumer ». Un avis que ne partage pas la Cour des comptes : « Force est de constater que ce choix stratégique [de la gestion déléguée NDLR] n’a reposé ni sur des critères de coût ni sur l’appréciation effective des performances, alors qu’il engage durablement les finances publiques », lit-on dans un rapport publié en 2006.

Si les Sages de la rue Cambon ont reconnu que la gestion mixte était un peu « mieux contrôlée », ils épinglent – à nouveau – l’absence d’échelle de comparaison entre la gestion semi privée et la gestion publique, dans un rapport de juillet 2010. Ainsi, la Cour des comptes, préconise « d’élaborer une méthode fiable de comparaison entre la gestion déléguée et la gestion publique, en intégrant des indicateurs de coûts mais également de qualité de service ». En clair, rien ne prouve aujourd’hui que ce mode de gestion soit plus rentable pour l’Etat. En revanche, le PPP signé avec Bouygues permet à l’État de pas contracter de dette visible puisque c’est l’entreprise privée qui supporte le poids financier de l’investissement. Le coût des constructions de prisons n’apparait pas immédiatement, mais l’État paye toutefois un (onéreux) loyer durant près de 30 ans.

À vous lire, la gauche comme la droite sont plutôt sur la même longueur d’ondes à propos des partenariats publics/privés et ce malgré des rapports accablants dont vous venez de parlez… Comment expliquez-vous ce consensus: pour des raisons économiques (les prisons coûtent cher), par indifférence générale (qui se soucie des prisons ?), pour une autre raison ?

La privatisation des prisons s’ouvre avec la loi pénitentiaire du 22 juin 1987, initiée par Albin Chalandon. Les premiers contrats ont été signés en 1989, ils ont ensuite été reconduits en en 1997, 2002 puis 2009. Certes, le gouvernement de Lionel Jospin ne s’est pas opposé, entre 1997 et 2002, à ce mode de gestion. Toutefois, à propos des partenariats publics privés, qui englobent notamment la conception, le financement, et la réalisation – compétences qui n’apparaissent pas dans les contrats dits de « gestion mixte » signés par Sodexo et GDF-Suez notamment – Marylise Lebranchu, ancienne garde des sceaux de Lionel Jospin, est très sévère. Interviewée dans notre livre, elle fustige le procédé en ces termes : « Quand on a un loyer de 27 ans, on a une dette, donc, je crois qu’on joue sur une nomenclature budgétaire pour avoir une dette moins forte. Mais en fait, c’est la même chose. D’autre part, la prestation ne peut que coûter plus cher. Quand vous rémunérez un capital en plus, ça vous coûtera plus cher. Il n’y a donc pas de gain sur les finances publiques dans un PPP. »

On sait qu’il existe un risque de collusion entre la politique pénale d’un pays et les intérêts économiques de certains acteurs des prisons privées. Aux États-Unis, plusieurs leaders du secteur dépensent ainsi des millions de dollars pour un durcissement des peines. Des juges de Pennsylvanie ont même reconnu avoir perçu des pots de vins pour envoyer des gamins en taule. En France, quels sont les risques ?

Le cas de ces deux magistrats américains qui ont reconnu avoir envoyé des centaines d’enfants et d’adolescents en prison entre 2000 et 2007, en échange de 2,6 millions de dollars de pots-de-vin, payés par les deux entreprises gérant des centres de détention, n’a heureusement pas son équivalent en France. Toutefois, la réalité économique oblige à souligner que les bénéfices des gestionnaires privés de prisons françaises gonflent… à mesure que les prisons se remplissent.  Astucieusement, les entreprises privées infligent au ministère de la Justice des pénalités lorsque le taux d’occupation des prisons co-gérées dépasse 120 %, un taux facilement atteint en maison d’arrêt notamment. Alors que la population écrouée a augmenté de pratiquement 50 % entre 2001 et aujourd’hui, le durcissement de la politique pénale pourrait bien arranger les affaires des gestionnaires privés.

Plusieurs prisons semi-privées sorties de terre récemment en France ont connu des problèmes de conception (système défectueux de serrures ou de réseau électrique à la centrale de Mont-de-Marsan). Pour certains, les exigences de rentabilité des entreprises privées sont incompatibles avec les besoins de qualité. Qu’en pensez-vous ?

Inauguré le 19 janvier 2009 par Rachida Dati et le Premier ministre François Fillon, le centre de détention de Roanne, conçu, construit et financé par Eiffage, a souffert de graves malfaçons à sa livraison : des serrures électriques extérieures qui ne fonctionnent pas, des infiltrations d’eau, des murs fendillés, des grilles de cour de promenade trop courtes, etc. Cette longue liste rappelle les déboires de la prison de Mont-de-Marsan. Construit par Bouygues et inauguré le 20 novembre 2008, ce centre pénitentiaire avait été plongé dans le noir, trois semaines après son ouverture, à la suite d’une panne générale d’électricité, qui avait conduit à évacuer les 87 détenus de cette prison (presque) rutilante, livrée à l’heure et dans des temps record.

Pour éviter les lourdes pénalités financières en cas de délais de livraison non satisfaits, ces groupes de BTP (Eiffage, Quille et Bouygues Construction) confondent vitesse et précipitation. Pour des questions de rentabilité, les entreprises privées respectent le cahier des charges au minimum. Raison pour laquelle la Cour des comptes, dans son un rapport de juillet 2010, recommande d’élaborer une méthode fiable de comparaison entre la gestion déléguée et la gestion publique, « en intégrant des indicateurs de coûts mais également de qualité de service ».

Comment voyez-vous le fait que l’État français se réserve ses fonctions régaliennes (à savoir la direction des prisons, la surveillance des détenus, et le greffe)? Est-ce le moindre des garde fous ou un simple cache sexe d’un marché qui ne dit pas son nom ?

Je ne pense pas que cela soit un « cache sexe », c’est plutôt un garde-fou qui ne sera pas levé de sitôt. Privatiser, par exemple, les fonctions de surveillance et de direction serait très mal perçu et serait difficile à faire passer à l’Assemblée Nationale et au Sénat, et dans une grande partie de l’opinion. Des surveillants armés et salariés d’un groupe privé de surveillance ? Ce n’est pas pour tout de suite, à mon avis.

Dans votre livre, vous dressez un constat sévère: « côté détenus, la plus-value en termes de travail et de formation professionnelle se perçoit difficilement [...] : l’offre de travail qualifiant, le nombre et la qualité des formations professionnelles fait tout autant défaut dans les prisons privées [que publiques] » Pouvez-vous en dire plus ?

Je fais ici allusion au travail et à la formation professionnelle des détenus, deux compétences déléguées aux entreprises privées, filiales de Sodexo, GDF-Suez, Bouygues, etc, dans les prisons semi-privatisées. Le travailleur-détenu évolue dans une zone de non droit dont la pierre angulaire se niche dans l’article 717-3 du code de procédure pénale. Lequel souligne expressément que « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail » dans l’enceinte d’une prison. De fait, tous les droits attachés au contrat de travail disparaissent : pas de SMIC, pas d’indemnités chômage, de maladie ou d’accident du travail, pas de congés payés, ni de droit syndical. Un système totalement dérogatoire au droit commun qui permet aux entreprises de s’implanter en prison à moindre frais.

Pour des raisons d’image notamment, les entreprises privées, que nous citons dans le livre (EADS, BIC, Renault, Agnès B, Orange, Bouygues Telecom, etc.), s’abritent derrière une kyrielle de sous-traitants. Bien que le travail soit rémunéré, en moyenne, 3 euros brut de l’heure, en prison, l’offre est inférieure à la demande. Or, la gestion mixte devait en théorie favoriser la venue de donneurs d’ordre en prison, au prétexte que les groupements privés gestionnaires de prisons seraient de meilleurs interlocuteurs que l’administration pénitentiaire. Or, il n’en est rien. Les postes de travail font autant défaut dans les prisons publiques que dans les prisons semi-privées, durement frappées par la crise économique, notamment en raison de la désertion des sous-traitant automobiles, une des branches professionnelles les mieux implantés dans les ateliers pénitentiaires.

Crédits photo cc FlickR : Mark Strozier, Funky64 (www.lucarossato.com), Max Sparber.

David Dufresne est auteur et co-réalisateur du webdocumntaire Prison Valley.

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“Le maintien de l’ordre, c’est le lien immédiat entre le politique et le policier” http://owni.fr/2010/10/28/le-maintien-de-lordre-cest-le-lien-immediat-entre-le-politique-et-le-policier/ http://owni.fr/2010/10/28/le-maintien-de-lordre-cest-le-lien-immediat-entre-le-politique-et-le-policier/#comments Thu, 28 Oct 2010 09:16:07 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=33640 M.O., comme Maintien de l’ordre. Celui des manifs, celui des débordements, celui de la foule qui avance, qui recule souvent, qui casse parfois; celui des CRS et des gendarmes mobiles ; qui avancent, reculent et cassent aussi. Infiltration policière des cortèges, instrumentalisation politique, irruption de la vidéo, généralisation du flashball, allons-y.

Fabien Jobard est docteur en science politique, chercheur au CNRS, affecté au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il a récemment publié (avec Dave Waddington et Mike King): “Rioting in France and the UK” (Willan, 2009). Ses publications sont accessibles sur le site du Cesdip. Il publiera sous peu, dans la revue en ligne Sociétés politiques comparées, une recherche sur les manifestations des 23 et 28 mars 2006.

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La question de l’infiltration policière des cortèges se pose à nouveau de façon très aiguë, notamment après la diffusion d’une vidéo tournée à Paris par l’agence Reuters. Vous dites que la provocation appartient au «répertoire policier universel», soit par l’infiltration soit par l’inaction. Sans préjuger de ce qui a pu se passer ces derniers jours, quel est l’intérêt politique et policier de telles méthodes ?

La provocation policière relève en effet de moyens assez universaux d’instrumentalisation de l’outil policier par le politique au service de finalités propres au combat politique, et non au maintien de l’ordre stricto sensu. C’est le sociologue américain Gary Marx qui a décrit ces répertoires policiers, par exemple dans “ironies of social control” (1981). Il décrit essentiellement trois modalités : l’inaction, l’escalade et la facilitation par l’infiltration des cortèges ou des groupes. Ces modalités peuvent être employées dans toute opération policière. Gary Marx toutefois n’évoque pas l’inaction (the non-enforcement) à propos des tactiques de maintien de l’ordre; il réserve cette modalité à des opérations de police judiciaire.

Par exemple, ne pas intervenir, laisser un crime se développer pour qu’il manifeste au fil de son développement l’inspirateur, la tête de réseau, etc. Or, l’une des modalités de maintien de l’ordre les plus controversées de ces dernières années en France est, au-delà des cas éventuels d’infiltration, l’impavidité des unités constituées (Escadrons gendarmes mobiles, CRS) lors de manifestations lycéennes lorsque celles-ci laissent voir des scènes de violence durant lesquelles des jeunes se font dépouiller ou tabasser par d’autres jeunes, dans des conditions pourtant spectaculaires. Tout l’enjeu est de comprendre les causes de cette immobilité policière et de voir si on peut la rapporter à une stratégie explicite de pourrissement.

Avez vous des exemples de stratégie explicite de pourrissement en France ces dernières années ? Et, j’insiste sur l’intérêt politique du pourrissement. Ne constitue-t-il plus, depuis la mort de Malik Oussekine en décembre 1986, un risque bien trop grand pour qu’il soit pris par le pouvoir ?

Je réponds à votre question par un détour épistémologique. Ces actions de pourrissement offrent précisément du fait de la mort de la toute-puissance policière (lorsque la police, par exemple, pouvait envoyer sans crainte un peloton voltigeur mobile à tombeau ouvert dans une manif) un problème de connaissance.

Prenez la manifestation de l’esplanade des Invalides du 23 mars 2006. La police n’intervient pas, ou très peu, et en tout cas très/trop tard. Du coup, les jeunes violents s’en donnent à cœur joie et se livrent à des scènes qui provoquent la stupeur chez les spectateurs. Le bénéfice du politique, en l’occurrence de Nicolas Sarkozy, est considérable. Tout se passe comme si, dans des conditions de laboratoire, sa philosophie politique était empiriquement validée. Car pour Nicolas Sarkozy, à l’époque, la société française n’est ni divisée en classes, ni en races, ni en groupes gauche/droite. Ce qui divise et organise la société, c’est le grand partage entre barbarie et ordre, entre les voyous et les gens biens. Il le répète aux lecteurs du Parisien deux jours après les Invalides.

Ce qui s’est joué sur les Invalides, c’est sans aucune interférence de la police ni de quiconque, puisque personne n’intervient, le déchaînement de la violence que Nicolas Sarkozy porte en étendard de sa vision du monde depuis quelques années. Le comportement de la chose observée n’est en rien troublé par l’observateur : la police ne bouge pas. L’esplanade des Invalides, l’espace d’une après-midi, c’est la paillasse du laboratoire de philosophie politique de Nicolas Sarkozy. Il est alors tentant de faire l’hypothèse de la retenue volontaire des forces de police. Mais voilà : je n’ai pas d’élément matériel, pas d’archive, comme on a pu en avoir pour le 12 novembre 1990 ou le 23 mars 1979.

L’affaire se complique en plus par le fait que, certes, le ministre de l’Intérieur commande la police, mais à Paris le préfet (sous l’autorité du Premier ministre) est premier. Mais surtout, et c’est là qu’on touche à un problème d’épistémologie politique, on ne peut juger des causes d’une action (ou d’une inaction) par ses conséquences. Que Nicolas Sarkozy tire les marrons du feu ne veut pas dire qu’il a soufflé sur les braises. C’est l’ironie de l’histoire : la mort de Malik Oussékine rend extrêmement coûteux la charge dans un collectif de jeunes. Alors on ne charge plus, et Nicolas Sarkozy retirera de cette inaction policière des profits politiques dont la valeur est totalement indépendante de ce qui a commandé cette inaction. L’art politique n’est pas de commander les événements ou de faire plier le réel, mais d’exploiter les contingences.

L’énorme difficulté quand on s’intéresse aux infiltrations, c’est que la police les nie toujours. Du moins, en France où la Préfecture de police de Paris comme le ministère de l’Intérieur démentent systématiquement y avoir recours — sans qu’on sache s’il s’agit dans ces démentis de mensonges ou de réalité. Seules les années permettent aux langues de se délier, comme à propos d’une fameuse manifestation de mars 1979 à Paris. Dès lors, comment travailler sereinement sur le sujet ?

Travailler sereinement, ce n’est pas bon signe : il n’est de bonne recherche qu’inquiète. D’ailleurs, pour reprendre le fil de ce que j’exposais il y a un instant, je trouve les sociologues aujourd’hui un brin trop sereins. Nombreux furent ceux, en effet, qui expliquèrent les émeutes d’octobre novembre 2005. D’une certaine manière, ça se bousculait au portillon. Situation manichéenne que ces émeutes, il faut l’avouer, qui opposaient l’État dans sa puissance aveugle à des jeunes en révolte pour leur dignité.

Moins nombreux, c’est le moins que l’on puisse dire, ont été ceux qui se sont attaqués sur les violences internes à la jeunesse et sur cette fraction de la jeunesse qui se livrait à des brutalités sans nom contre ceux qui pourtant manifestaient pour eux. Et si l’encre n’a pas coulé, ce n’est pas parce que les manifestations de mars 2006 (CPE) sont plus récentes que les émeutes. Peu de temps s’écoulait entre les deux événements, et en plus ces violences ne faisaient que dupliquer celles survenues un an plus tôt, lors des mobilisations du printemps 2005 contre la réforme Fillon de l’enseignement secondaire – violences de 2005 qui avaient donné naissance, on s’en souvient, au manifeste contre le “racisme anti-blanc”. À travailler sans inquiétude, on produit sans gloire.

Je dirais ensuite que le travail du sociologue n’est pas celui du journaliste. Non que l’un soit supérieur à l’autre, mais le sociologue n’a pas pour finalité de révéler des événements. Son travail se borne à comprendre les logiques qui font que des événements surviennent. J’ai cité Gary Marx, on peut citer le travail d’Olivier Fillieule qui, dans Stratégies de la rue, avait collecté des documents qui montraient l’implication très claire de la police dans les violences du 23 mars 1979 ou celles du 12 novembre 1990 lorsque des jeunes dits “de banlieue” (première occurrence du vocable en contexte manifestant) avaient pillé le magasin C&A.

On peut donc documenter, de manière certaine, des cas de “provocation policière” et, par déduction, il n’est pas inimaginable que s’en produisent d’autres. J’évoque toutefois les provocations policières avec de fortes guillemets, car il faudrait en l’espèce parler de provocations politiques. Le maintien de l’ordre, ce qui le définit, c’est le lien immédiat entre le politique, donneur d’ordres, et le policier ; et ce tout particulièrement en France. Les radios diffusent la voix du préfet, et le préfet, c’est le politique. Plutôt que parler de provocation policière, il faut évoquer les provocations politiques, ou l’usage politique de la police.

Après Nantes en 2008, Montreuil (Seine Saint-Denis) en 2009 et à nouveau Montreuil cette année, on compte pas moins de trois manifestants blessés gravement par des tirs de Flash Ball. Comment expliquez vous le glissement de l’utilisation de cette arme d’abord autorisée, au milieu des années 1990, par Claude Guéant, quand il occupait le poste de directeur général de la police nationale (DGPN), dans des cas de risque élevé pour les policiers, à sa quasi généralisation aujourd’hui ?

En effet, la note du 25 juillet 1995 que signe Claude Guéant, et qui introduit le flashball, est prudente : «N’utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu’elle est susceptible d’occasionner, en certaines circonstances». L’instruction du 31 août 2009 de l’actuel DGPN est autrement plus large : «Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences.» Entre les deux, il y a un glissement plus général de la police du quotidien à une police qui se rétracte sur ce qu’elle est censée faire le mieux : du maintien de l’ordre. Mais du maintien de l’ordre par petits équipages de 3 ou 4, sans l’encadrement sur le terrain (comme on l’a en toute manifestation), ce n’est plus du maintien de l’ordre… C’est le travers d’une police sans doctrine.

L’irruption simultanée des appareils de prises de vue (téléphone, mini caméra) et des canaux de diffusion (YouTube, Dailymotion) a considérablement changé la donne en matière de maintien de l’ordre. Outil politique par excellence, la police du maintien de l’ordre est en effet désormais sous le regard de tous, en quasi direct, et sans moyen de pression sur les éventuels diffuseurs; et non plus de seuls journalistes plus ou moins autorisés. Comment, selon vous, la police intègre-t-elle cette nouvelle donne, si toutefois elle l’intègre ?

La question dépasse celle du maintien de l’ordre. Ces caméras sont un dispositif technique qui témoigne du fait que l’on ne peut plus faire la police hors du regard du tiers, comme cela se faisait il y a vingt ou trente ans. Ces techniques de surveillance des surveillés sont doublées d’évolutions juridiques importantes : la loi du 15 juin 2000 autorise l’avocat en garde à vue dès la première heure, etc. Résultat : les cas de tabassages en cellule, dont la presse se faisait souvent écho dans les années 70 ou 80, ont disparu des écrans. Le point que vous soulevez là est crucial : la police est aujourd’hui sous le regard du tiers, la force publique sous le regard du public. Je pense même que l’insécurité policière aujourd’hui est liée à cette mutation de l’économie du regard porté sur le quotidien de ses pratiques.

On sait que les CRS comme les gendarmes mobiles embarquent désormais des caméras, parfois miniatures, à la boutonnière, que l’on pourrait appeler caméras de «contre champ» par rapport à celles des manifestants, à la fois pour faire un travail de renseignement et pour se protéger en cas de plainte. Que signifie cet équipement ?

Ces caméras ne sont pas nouvelles : elles sont généralisées dès les manifestations contre le CIP du printemps 2004. Elles traduisent deux préoccupations. La première est d’articuler les opérations de maintien de l’ordre au judiciaire, et de déférer. Derrière les lignes de CRS ou EGM (Escadrons gendarmes mobiles), vous avez désormais, sur les gros événements, des cars d’Officiers de police judiciaire qui traitent immédiatement des interpellés, avec le substitut du Procureur au bout du fil : la garde à vue est donc immédiate, parfois même la sanction, lorsqu’il s’agit par exemple de rappels à la loi. La facilitation des comparutions immédiates est liée à cette judiciarisation du Maintien de l’ordre. La seconde préoccupation est liée à la question précédente : les caméras embarquées permettent également de filmer l’action des siens…

Copyright photo cc FlickR biloud43 et Fabien Jobard.

Sur le travail de Fabien Jobard, vous pouvez lire:

1/ Des contributions sur la jeunesse pénale :
* “La racaille en politique“, sur le site de la revue Vacarme.
* Le même, en plus approfondi, in Émeutes urbaines et protestations. 2006.

2/ Des contributions sur les émeutes
* “Rioting in France and the UK“, aux éditions Willan, 2009.
* Un papier qui répond à la question : “les émeutes sont-elles politiques ?“, dans le Howard Journal, 2009.

3/ Des contributions sur le maintien de l’ordre :
* “Les manifestations violentes en France“, in Crime et sécurité, l’état des savoirs, 2002.
* Un “drame préfectoral” (en un acte)

À écouter également, Fabien Jobard sur France Culture dans l’émission Les retours du dimanche.

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Collapsus: rencontre frontale avec l’oeuvre et son créateur http://owni.fr/2010/10/05/collapsus-rencontre-frontale-avec-un-loeuvre-et-son-createur/ http://owni.fr/2010/10/05/collapsus-rencontre-frontale-avec-un-loeuvre-et-son-createur/#comments Tue, 05 Oct 2010 17:09:43 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=30519 Le machin a déboulé sans coup férir. Ça devait être par un tweet, ou par un lien vers l’interview du boss de Power To The Pixel, le grand raout londonien des massacres narratifs, là où l’écriture se réinvente — enfin.

Le machin m’a bouffé une heure, puis la matinée. Puis, j’ai pigé que la journée de travail serait encore foirée. Et c’était la meilleure nouvelle du jour.

Le machin est apocalyptique, entre réinterprétation de Fall Out pour de vrai et noirceur environnementale (pitch : nous sommes en 2012, la crise énergétique est à son comble, un complot guette, saurez-vous sauver et changer le monde ?). Le machin s’apparente à un jeu vidéo où tout serait vraisemblable, où le vraisemblable serait jouable. La bête est une anticipation multitâches des sombres tâches qui nous attendent.

Ça s’appelle Collapsus. C’est signé Tommy Pallotta, auteur-réalisateur des remarqués American prince et Scanner Darkly, et c’est produit par Submarine Channel, poids lourds néerlandais du secteur encore léger (le webdocumentaire où, comme dirait un ami de producteur, «dedans, il y a le mot web et le mot documentaire»).

Mode de visionnage hâché, cassé, mixé et remixé

D’emblée, l’écran de Collapsus se partage en trois comme si ses concepteurs avaient intériorisé pour de bon notre nouveau mode de visionnage — hâché, cassé, mixé et remixé. Un peu à l’image de la fresque canadienne P.I.B. d’il y a quelques temps.

Au centre : le récit linéaire, solide et frénétique à la fois, qui se joue de tout et surtout de l’essentiel. Ici, les styles sont mélangés. On passe de scènes cinématiques à des extraits de JT triturés, on revient par de l’animation, on repart avec des comédiens et le visuel BD/comics bazarde l’ensemble. Cet écran, c’est un peu la conception vieillotte de notre vieux monde qu’on aurait secoué mais respecté. Parce que le Vieux monde est toujours derrière nous, camarades.

À droite, ce sont les têtes parlantes, pour reprendre l’expression consacrée. Des interviews de témoins et de docteurs ès énergies du monde entier qui viennent nous expliquer, au fur et à mesure de notre avancée dans le film, en quoi le pipeline de l’Ukraine a une incidence directe sur notre connexion Internet, ou comment notre vie électro-connectée est déjà passée en mode compte à rebours, enfin, un truc comme ça. Au passage, ces talking heads sont entourées de bien jolies présentatrices, seins en avant, comme autant de critiques à peine dissimulées sur la fabrication de l’information depuis belle lurette. Bimbos partout, info nulle part. Collapsus, c’est ça : le Grand Mix Visuel pour lutter contre la Grande Confusion Déjà A l’Œuvre Aux Journaux De 20h. Choisis ton camp, (a)mateur : la folie multi-récits ou la monomanie de l’info télé.

Du MiniSimCity avec de vraies données à l’intérieur

À gauche, enfin, la partie interactive de Collapsus— celle de la fin du pitch, rappelez-vous : saurez vous sauver le monde ? Où l’internaute est invité à jouer sur les ressources de Londres ou de Sofia, et à déjouer les blackouts promis, faute d’énergie. En quelque sorte, du MiniSimCity avec de vraies données à l’intérieur — ou comment se documenter autrement. Plus de charbon, moins de centrales, cap sur les éoliennes, oui mais pour qui, oui mais pour combien de temps ? En un mot : choisis ton (autre) camp, ami. Être un tranquille saboteur de la planète ou un dangéreux éco-terrooriste qui nous sauvera du péril ?

Passons par l’utilisation désormais inévitable des réseaux sociaux (Twitter, Facebook et YouTube, ici et ) comme canaux de rabattage et de grand brouillage, pour aller à l’essentiel : ce machin est du grand art. Un «brin naïf», comme me le rétorquait un tweetant (Cyril Bérard disait exactement: «Malgré tout, je trouve #collapsus légèrement naïf et idéaliste. Peut-être le monde d’aujourd’hui a-t-il besoin de ça? [Naïf au sens] Croire au changement, le réveil des masses, l’effet colibri… mais c’est peut-être l’aspect fictionnel qui le requiert ?») — mais redoutablement efficace. Une sorte de nouvelle étape du genre webdocumentaire. La preuve que tout est désormais, enfin, surtout, possible, que l’immersion est bien la clé d’un nouveau monde.
Comme on dit au festival de Sheffield, Angleterre, où Collapsus est nominé dans la catégorie «Prix Vert»: chapeau bas.

Une interview par email avec le réalisateur de Collapsus, Tommy Pallotta

Par quelles parties avez-vous commencé à écrire Collapsus ? Le récit ? L’interactivité ?

À l’origine, Collapsus était un documentaire pour la télévision néerlandaise VPRO, sur la transition à venir des combustibles fossiles à des sources d’énergie alternatives. Les producteurs voulaient attirer un public plus jeune, avec les mêmes idées et les mêmes thèmes. Ils ont demandé à Submarine Channel de plancher sur quelque chose de neuf et d’expérimental. Un méta-scénario a alors été conçu, sur la base des travaux pour le film. Puis un script interactif a été écrit, comprenant aussi bien le récit fictif que les mécanismes interactifs. On a ensuite mis tout ça ensemble, et on a divisé le travail en équipe : fiction, documentaire, interactivité.

En regardant Collapus, on imagine un sacré travail au niveau du montage…

Le montage a été aussi intéressant que l’écriture parce que, là encore, il était composé de différents éléments. Pour la partie fictive, nous nous sommes appuyés sur une forme hybride : des prises de vues réelles et de l’animation. Toute la fiction était story-boardée. Nous avons donc tourné chacune de nos séquences, et les avons montées comme pour un film classique, en injectant les animations partout où nous le voulions. Une fois les illustrations réalisées, il ne restait plus qu’à poser les effets spéciaux pour donner corps à l’ensemble.

Vous évoquez une «expérience multi-linéaire» à propos de votre travail. Qu’entendez vous par là ?

Je voulais apporter une narration qui serait, disons, annotée. Je suis plus intéressé par une narration fragmentée qui reflète notre propre vie, nos habitudes, que par un récit très construit, très guidé. Une des idées que j’ai voulu explorer est celle de l’interactivité, non pas au sens traditionnel de vos actions qui changent le cours du récit, mais une interactivité qui se rapproche de la manière dont vous choisissez vos informations. En ce sens, Collapsus ressemble plus à un roman postmoderne qu’à un jeu vidéo.

Le but affiché de Submarine Channel est d’«attirer un public qui a délaissé les documentaires traditionnels». Selon vous, en quoi Collapsus peut répondre à cette attente ?

J’aime examiner les genres, quitte à les détruire ou à les mélanger pour voir ce que ça donne. Collapsus, en un sens, fonctionne sur ce principe. Le principal objet de ce projet est qu’il ressemble vraiment à la syntaxe visuelle de notre époque, à l’ère du tout connecté.

Que répondriez vous à ceux qui voient dans les films interactifs avant tout un divertissement, et non un moyen de réfléchir différemment, de s’informer ?

Je ne suis probablement pas la personne la plus à même pour répondre pour répondre à ce genre d’arguments ontologiques contre Collapsus. Nous vivons désormais une époque où il est difficile de distinguer ce qui est réel de ce qui est divertissement. Mon but est de brouiller les pistes et je crois que nous nous aventurons là, dans un territoire étrange, où Baudrillard ferait un meilleur guide que moi…


Collapsus : Energy Risk Conspiracy

http://www.collapsus.com
Introduction par le réalisateur Tommy Pallotta.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Images copyright Submarine Channel

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Warlogs: la nouvelle guerre de l’information http://owni.fr/2010/07/27/warlogs-la-nouvelle-guerre-information/ http://owni.fr/2010/07/27/warlogs-la-nouvelle-guerre-information/#comments Tue, 27 Jul 2010 15:00:46 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=23156 Ce qui s’est joué dimanche soir, avec la divulgation de plus de 90.000 documents classés « secrets » sur la guerre en Afghanistan, c’est probablement une révolution en marche. Celle de la mort lente, inexorable, d’une certaine vision du métier. La fin annoncée du journalisme fermé, jaloux de ses sources, pris entre l’étau de la course à l’info, du buzz-minute, et des deux feuillets-pépère. Et la confirmation d’une nouvelle ère : l’Internet en média majeur.

Avec les warlogs, la guerre de l’info a — enfin — pris une nouvelle tournure. Le métier redevient passionnant. Même si l’issue, comme dans toute guerre, est foutrement incertaine. Ces warlogs sont ni plus ni moins un acte fondateur comme, en son temps, l’embuscade tendue par le Drudge Report. Avec une nuance, de taille : entre une connerie de cigare présidentiel et une saleté de guerre, il y a un monde. Ce monde, c’est quinze ans d’informations sur Internet, et c’est cette histoire de warlogs, proprement sidérante.

Récapitulons.

Une nouvelle forme d’informateurs

A la base, l’organisation Wikileaks. Une drôle d’entité. A la fois la source, le relais et le co-diffuseur d’informations sensibles. Jusqu’ici, Wikileaks s’était fait connaître en publiant des révélations refusées parfois par des titres, disons, institutionnels. Dans le cas des Warlogs, c’est l’inverse : Wikileaks est le fournisseur. La logique est inversée, le journalisme bientôt bouleversé.

Dans les troupes de Wikileaks, on retrouve un personnage charismatique, comme il se doit, l’australien Julian Assange, son porte-parole ; sorte de leurre people malgré lui, tête d’ange et calme fou, qui permet à toute une équipe de travailler dans le secret et l’anonymat. Une équipe composée, entre autres, de journalistes. Assange lui-même, et ça compte, si l’on veut observer les bouleversements de la corporation, vient « du journalisme papier », comme il l’a rappelé hier lors de sa conférence de presse. La relation à cette nouvelle forme d’informateurs, la génération wiki, venue de l’open source et revenue (probablement) du reste, risque bien de modifier certaines méthodes de travail pour tous ceux dont informer est le métier.

Julian Assange, Porte parole de Wikileaks.org (à gauche)

Victoire du « slow journalism »

Un des faits d’armes de cette bataille de l’info, c’est évidemment l’embargo imposé à trois des plus prestigieux titres de la presse mondiale. En effet, le New York Times, le Guardian et le Spiegel ont accepté — chose inédite — de travailler ensemble et en silence ; et d’attendre le 25 juillet pour faire feu, au moment même où Wikileads mettait en ligne ses documents. Le Guardian a ce mot, étonnant, dans le monde ultra-compétitif dans lequel la presse se débat : les journaux en question et Wikileaks ont scellé une « joint venture ». La masse d’informations à traiter impliquait une telle solidarité.

Jusqu’ici, cette solidarité se voyait parfois sur le terrain, entre deux reporters copains ; ou entre télévisions (pour des raisons techniques : satellites, lumières, batteries, K7) ; mais jamais à ce niveau, et jamais sur cette durée, jusqu’à dimanche.

Plus notable encore, cette alliance est aussi la marque du slow journalism, le journalisme lent, calqué sur le mouvement slow food, celui qui prend son temps, qui recoupe, qui évalue, pèse, doute, soupèse, et re-doute. Il faut des nerfs, ne pas craindre les fuites aux fuites, les tirs amis de la concurrence. Sur ce coup, le New York Times, le Guardian et le Spiegel ont été magistraux.

Dès la publication des warlogs, les deux premiers s’expliquaient d’ailleurs. Ils faisaient du méta journalisme, comme c’est devenu désormais l’usage, depuis l’irruption du Net comme aide logistique à la critique des médias. C’est ainsi qu’un rédacteur en chef du NY Times nous apprend que son journal « a passé près d’un mois à fouiller les données à la recherche d’informations et de tendances, les vérifiant et les recoupant avec d’autres sources. » Il ajoute que « Wikileaks n’a pas révélé la manière dont il a obtenu les fichiers, pas plus qu’il n’a été impliqué dans le travail journalistique des entreprises de presse ». Au détour de ce making of salutaire, on apprend aussi que chacun a pris ses responsabilités : la Maison Blanche, mise au parfum par le New York Times, qui légitimement lui demandait sa version des faits, a exhorté WikiLeaks à ne pas rendre publics des documents qui auraient pu nuire à la sécurité des troupes présentes sur place. Ce qui a été fait. On notera au passage le fair-play du bureau ovale (qui ne pouvait, de toutes façons, que constater les dégâts) : pas de pré-fuites, pas de diversion ante-publication, comme c’est bien souvent le cas en France.

Pour être complet, le slow journalism existait avant le slow journalism. Le New Yorker en est l’illustration parfaite, voir le portrait fleuve de Julian Assange publié en juin.

Lignes de front et Grande Chasse A La Donnée Brute

Depuis dimanche, deux écoles s’affrontent. Comme de juste, en pareil cas. Ceux qui s’interrogent sur la source, ses méthodes, sa « stratégie bien rôdée », ses relations, son « opacité », comme pour mieux la dévaluer si besoin était. Et ceux qui embrayent, et répercutent l’information, de plus ou moins bonne grâce.

Mais avec les warlogs, un fait nouveau apparaît aux yeux du grand public. Ce fait, c’est le data-journalism. « J’admets, dit ainsi Roy Greenslade, de la City University de Londres, que j’ai longtemps défendu l’idée que les sources sont l’âme du journalisme. Mais j’ai rejoint le point de vue selon lequel les données sont plus précieuses [...] Wikileaks, tant d’un point de vue éthique que pratique, est le produit du nouveau paysage médiatique qui permet une plus grande transparence et une responsabilité accrue comparée au passé. »

En rendant publiques les données, l’équipe de Wikileaks permet en effet à tout un chacun de s’en saisir. Dans le monde entier, des gens, des blogs, des journaux, ont commencé à scruter, à s’intéresser aux fiches, à les recouper. C’est la nouvelle école. D’autres, dans un même élan contributif, se sont mis à plusieurs pour retranscrire sur un Google Doc la conférence de presse londonienne de Julian Assange (lundi après midi).

La Vieille presse AVEC Internet (ou la consécration du fanzinat)

L’affaire des warlogs n’aurait, évidemment, pas eu le même retentissement sans l’alliance presse écrite/internet. Selon Libération,

cette stratégie permet à Wikileaks de jouer sur deux tableaux : elle donne d’abord un retentissement bien plus important à son travail, mais lui permet également de se « protéger » des remontrances de l’administration américaine.

Pour d’autres, l’accord Wikileaks et NY Times/Guardian/Spiegel signe que l’information sur Internet a encore besoin de béquilles — et tous les pure-players vous le diront : sans ce qu’on appelle des « reprises » de leurs informations (par l’AFP, sur les matinales radiophoniques, par des télés ou des journaux), les pure players ont encore du mal à se faire entendre, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique.

L’ampleur des warlogs balaye ces deux réserves. C’est en effet bien plus que la recherche d’un adoubement, et bien moins qu’un signe d’impuissance, que révèle cette alliance. C’est tout simplement l’avenir de l’information qui se joue en direct. D’un côté, l’avènement du Net ; de l’autre l’intelligence de quelques rédactions qui saisissent que la donne a changé.

Hier, lors de sa conférence de presse londonienne, Julian Assange a précisé les dessous de l’opération. Un, il n’y a eu aucun accord commercial entre les parties. Deux : « nous ne pouvions évidemment pas avoir une coalition journalistique trop importante… Alors, nous nous sommes focalisés sur trois ou quatre médias. Nous pouvions réellement nous réunir dans une même pièce et nous mettre d’accord sur toutes les conditions [de publication]. Et pour faire simple, à l’exception de certaines publications en français, les trois meilleurs journaux d’investigation papiers sont The New York Times, Der Spiegel, et The Guardian. »

Le fanzine, modèle pour l'avenir du journalisme?

D’une certaine façon, la victoire du Wiki est une nouvelle étape dans ce que j’appelle l’avènement du fanzinat — et, à mes yeux, rien n’est plus beau que ces publications passionnées venues du rock et du polar dans les années 70. Avènement du fanzinat ? Absolument. Il suffit de voir les tailles des rédactions et les chiffres de ventes, se réduire sans cesse, dans le monde entier. Il suffit de lire les interviews de Julian Assange, animé par cet esprit indie rock. Il suffit de constater comment, aujourd’hui, l’information circule ; comme avant le Rock se propageait : do it yourself et compagnie ; un garage band peut devenir Nirvana. Ou plus exactement : l’un et l’autre, c’est la même chose. On passe de l’un à l’autre, sans se soucier des chiffres d’affaire. Seule compte l’info, comme avant le son. Fanzinat, aussi, que ces coûts réduits de publication qu’offre Internet, et l’imagination au pouvoir portée par certains (pas assez, hélas).

Une carte de l’information redessinée

C’est haut la main le Guardian qui a poussé le plus loin l’intégration du Net dans son travail (profondeur et stockage des données ; orchestration visuelle ; interactivité, etc). Sa carte des warlogs est un modèle du genre, un char d’assaut interactif, probablement l’arme de données massives la plus efficace jamais mise en ligne. Pour les tenants du data-journalism, c’est beau comme l’invention de la poudre à canon. Au téléphone, un ami me disait hier soir : « cette carte, c’est la mort de la presse papier, et c’est plus efficace que la télé ». Ce qu’il y a de bien dans les amis, c’est quand ils pensent plus loin que vous.

Avec sa Googlemap, ses points colorés (tirs amis, tirs afghans, victimes civiles, etc), qui renvoient à des dates et ces dates à des fiches (les fameux logs, ici 300 géolocalisés), le Guardian fusionne ce qu’il est — le rigueur même — avec l’inventivité de l’outil et de l’époque.

Chapeau et casque bas.

Article initialement publié sur Davduf.net

Illustration CC Flickr Andy McGee, raketentim, alexcovic

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Prison Valley : bande-annonce (la première) http://owni.fr/2009/11/30/prison-valley-bande-annonce-la-premiere/ http://owni.fr/2009/11/30/prison-valley-bande-annonce-la-premiere/#comments Mon, 30 Nov 2009 18:20:52 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=5862 C’est une petite bande annonce, confectionnée cet été par l’équipe d’Upian. Ce sont quelques instants, tournés lors de nos premiers repérages en juin. Depuis, le webdoc Prison Valley a beaucoup évolué. Beaucoup changé. Et on y est|a retourné. Reste l’ambiance de la vallée. C’est ici et c’est maintenant.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cette bande annonce était disponible depuis quelques semaines sur le site de l’Idfa, le festival d’Amsterdam du documentaire, où nous allons bientôt nous rendre, et dont nous vous parlions hier.

Depuis quelques heures, la vidéo se ballade sur le net. D’abord ici, puis . Puis ailleurs. Ça tombe bien : notre prochain billet portera sur les frontières qui s’estompent…

A très vite.

» Article initialement publié sur davduf.net

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“Nouveaux médias” et frontières qui s’estompent http://owni.fr/2009/11/20/nouveaux-medias-et-frontieres-qui-sestompent/ http://owni.fr/2009/11/20/nouveaux-medias-et-frontieres-qui-sestompent/#comments Fri, 20 Nov 2009 12:17:12 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=5609

Il y a quelques jours, le Centre national du Cinéma organisait un atelier sur les « nouveaux médias ». Prison Valley y était invité. On a causé Webdocumentaires, ARG, transmédias, crossmédias. Où l’on s’est demandé comment raconter différemment une histoire, parce que la technologie le permet, parce qu’il est temps, bordel de merde, de changer les codes ? Récit (linéaire — mais pour combien de temps encore ?) de cette drôle de journée où l’on parla de tout. Et c’est ça qui fut bien.

Le 19 octobre dernier, le Centre national du Cinéma avait convié au Forum des Images ce que Paris compte de producteurs et d’auteurs intéressés par un drôle de bidule appelé drôlement : « les nouveaux médias ».

Et ce fut drôle.
Et ce fut bien.
Et ce fut nouveau.
Et ce fut long.
Et ce fut brassé.

But de l’opération : présenter huit projets sélectionnés parmi les quatre-vingt sept subventionnés par le Fonds d’aide du CNC aux dits « nouveaux médias », depuis sa création en décembre 2007 — dont Prison Valley (soutenu en juin 2009) [1]. En gros : servir de vitrine pour une boutique (les « nouveaux médias »), encore à peine ouverte, pas même signalée, mais déjà achalandée (trois cents personnes dans les fauteuils du Forum des images, mazette).

Guillaume Blanchot du CNC ouvrit le débat par quelques chiffres clés (« 50% des producteurs viennent de l’audiovisuel, et 50% sont des producteurs dont les sociétés se sont constituées spécifiquement pour l’Internet ») et quelques faits prometteurs, comme la « sociologie des auteurs extremement variée » : nous viendrions du cinéma, de la télé, nous viendrions du web, des jeux vidéos, nous viendrions de la photo, de l’écrit.

D’où le brassage.
D’où la nouveauté.
D’où on arrête de rigoler : c’est évidemment dans cette diversité que se situent les réels enjeux néo-médiatiques (mazette, bis repititae). Dans les frontières qui s’estompent, dans les écritures qui se mélent, s’influencent, changent, (se) bousculent. Dans la fusion des métiers, et des savoirs, des cultures et des contre-cultures. C’est en tout cas ce qu’on essaye d’expérimenter dans Prison Valley. Fondre les métiers, non les superposer. Photo. Vidéo. Bifurcations. Texte. Journalisme. Web. Interactivité. Hypertexte. Hyperfolie. Web et documentaire. Webdoc.

(Vidéo : intervention Prison Valley à 2 minutes 30).

« ça fait quinze ans que dans le monde du jeu vidéo, nous nous sommes posés les questions du récit linéaire et de comment le casser »
Eric Viennot

C’est alors qu’a déboulé Eric Viennot, en fin de la journée. Eric vient du jeu vidéo. Il est le créateur In Memoriam, un des premiers ARG (ces jeux à réalité augmentée). En une phrase, Eric ramassa tout le bazar : « ça fait quinze ans, dit-il, que dans le monde du jeu vidéo, nous nous sommes posés les questions du récit linéaire et de comment le casser ». Eric est modeste, il voulait dire : ça fait quinze ans que l’industrie du jeu vidéo a résolu le bousculage du récit linéaire.

Soudain, en un clin d’œil, un monde s’ouvrait.

Et si, c’était ça l’enjeu premier : comment raconter différemment une histoire, parce que la technologie le permet, parce qu’il est temps, bordel de merde, de changer les codes ? Comment garder la nervosité et la rigueur journalistiques pour en faire d’autres choses, parce que la crise que traverse le journalisme le commande ? Comment changer les narrations ? Comment intéresser un public à une histoire comme celle de l’industrie des prisons aux Etats Unis ?

Hors débat, là, en bas de l’escalier, avant la dernière pause clopes, on est allé voir Eric. « Dis nous, c’est où ? C’est quand ? C’est comment, c’est qui les grands scénaristes de jeux vidéos ? » Eric sourit. Il avait promis de donner quelques pistes sur son site. C’est chose faite.

Et pour finir, comme d’habitude, une carte postale Prison Valley signée Sebastien Brothier, directeur artistique d’Upian qui bosse toujours aussi vite et bien qu’un Wu-Tang Clan.

A vite, pour la suite de nos nouvelles aventures.

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Prison Valley, le pré-site ! http://owni.fr/2009/10/16/prison-valley-le-pre-site/ http://owni.fr/2009/10/16/prison-valley-le-pre-site/#comments Fri, 16 Oct 2009 11:06:04 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=4691

Quelque part dans le Colorado. Un coin reculé de 36.000 âmes et 13 prisons, dont Supermax, la nouvelle Alcatraz, avec couloirs donnant sur la mort. Prison Valley, c’est ça : un road movie dans une ville-prison où même ceux qui vivent dehors vivent dedans. Une plongée dans ce qu’on appelle fièrement ici : l’industrie carcérale.

Depuis quelques minutes, le pré-site de Prison Valley est en ligne.

Depuis des mois, avec Philippe Brault et l’équipe d’Upian, nous travaillons sur ce webdocumentaire, co-produit par Arte.tv.

Depuis des jours, nous sommes en montage avec Cédric Delport, sur des musiques de DJ Toty.

Inscrivez vous. Vous aurez des surprises. Et des nouvelles bientôt.

Faites passer. Merci à tous.

PS : Brochure Arte Rentrée 2009

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Emeutes 2005 : prendre du recul grâce à l’analyse http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/ http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/#comments Wed, 07 Oct 2009 16:04:24 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=4305 Voici un extrait de mon livre « Maintien de l’ordre : l’enquête », paru chez Hachette Littérature. Il s’agit du deuxième chapitre. Présentation complète du livre ici.

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Maintien de l’Ordre – l’enquête

Où la France connaît ses troubles les plus graves depuis 1968… Où tout commence par une histoire de match de foot à Clichy-sous-Bois et se poursuit à quelques kilomètres de là, au Stade de France… Où l’on découvre une police débordée, déroutée, désorganisée… Où l’émeute est avant tout affaire de mécanique et de stratégie politique Et où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers …
Un soir de fin novembre 2005, Dominique de Villepin fait face à Christiane Amanpour, grande reporter de la chaîne américaine CNN. L’interview est feutrée à souhait, dorures et sourires en coins. Le Premier ministre semble soulagé. La France vient de vivre sa plus grande crise d’ordre public depuis 1968 [1]. Son visage est celui d’un pays apparemment apaisé. La journaliste parle d’« émeutes », Dominique de Villepin la reprend : « Je ne suis pas sûr que vous puissiez les qualifier d’ “émeutes”. Ce qui vient de se dérouler en France est très différent de la situation que vous avez connu en 1992 à Los Angeles, par exemple.A ce moment-là, vous aviez eu à déplorer cinquante-quatre décès et deux milles blessés. En France, pendant la période de deux semaines de malaise social, personne n’est mort. »

Pendant les mois qui vont suivre, la petite phrase « personne n’est mort » va se faire grand slogan politique. Notamment lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2007. « Personne n’est mort ».Un leitmotiv pour Nicolas Sarkozy, un leitmotiv juste. Oui, pendant les affrontements proprement dits, « personne n’est mort ». Malgré les tirs à balles réelles de la part de certains émeutiers, malgré les coups injustifiés de quelques policiers, malgré la fatigue de part et d’autre, malgré la nuit et le bruit partout, malgré les bus pleins enflammés, les policiers excédés. Un leitmotiv de satisfaction.

Dès décembre 2005, de nombreuses polices étrangères vont venir chercher l’explication à Paris. « Personne n’est mort, mais comment faites vous ? ». C’est le grand défilé à la Direction générale de la police nationale, place Beauvau. « On se vend bien à l’étranger y compris chez les Américains ou les pays anglo-saxons, les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique, jusqu’en Asie », dit l’un de ces policiers chargés de « valoriser l’action à la française » [2], comme il dit. Il y aurait donc une recette française. Et pourtant. Si la police a su gérer la crise sur la durée [3], si « personne n’est mort » pendant les émeutes, tout avait très mal démarré d’un point de vue de l’ordre. Improvisations, erreurs tactiques, coordination déplorable ; sur le moment, on se tait. Le pays retient son souffle. Il faudra bien un an d’enquête, un an pour que le silence soit rompu.

La Panne

27 octobre 2005, Clichy-Sous-Bois, Seine Saint-Denis, 17h20. Tout commence par un match de foot. Une dizaine d’adolescents en reviennent. Au même instant, la police est appelée. Un riverain dit les avoir vus roder près d’une baraque de chantier. Il croit à un cambriolage. En réalité, aucun objet n’est dérobé, aucune procédure ne sera diligentée à ce sujet. Une première voiture bleu-blanc-rouge fonce. Les jeunes courent. Le groupe se disperse. Six seront interpellés. Et trois empruntent un chemin de traverse : Zyed, Bouna, et Muhittin. Au coin de la rue, des sirènes. C’est l’affolement, pour rien. C’est la course poursuite, sans véritable raison. Il y a maintenant quatre équipages de police, onze fonctionnaires mobilisés. François Molins, le procureur de la République de Bobigny restitue la scène : « On est face à des petits groupes de policiers qui recherchent ou qui poursuivent des petits groupes de jeunes. C’est très difficile de savoir qui est où, qui est qui, qui poursuit qui, qui recherche qui ? » [4].

Les trois adolescents n’ont pas leurs papiers sur eux. Ils craignent la nuit au poste. Pour certains, c’est Ramadan et ils ont promis de rentrer avant le coucher du soleil. « Si les civils m’attrapent, mon père, il m’envoie au bled en Tunisie » lâche Zyed [5] à ses copains. Les voici qui enjambent des grilles, rue des Bois. De l’autre côté, dans la cour, des panneaux graffités disent : « L’électricité, c’est plus fort que toi » ou « Stop, ne risque pas ta vie ». Le gardien de la paix G. est proche. Sur les ondes de la radio de la police, à 17h32 exactement, il passe les messages suivants : « Deux individus sont localisés. Ils sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. Il faut cerner le coin ». Puis : « Je pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF… Il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier, quoi. Ils vont bien ressortir ». Enfin : « S’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau ».  [6] Mais rien ne se passe. Ni renforts, ni garçons qui ressortent. 17h47, tous les effectifs de police sont de retour au commissariat central de Livry-Gargan. 18h12, dans le transformateur EDF, c’est l’arc électrique, la mort pour Zyed et Bouna, les brûlures pour Muhittin et la panne générale pour tous. Sans le savoir, toute la ville de Clichy-sous-Bois vit le drame par procuration. Et cette mort partagée, ce deuil collectif, ne sont sans doute pas pour rien dans le déclenchement des émeutes qui vont survenir. Quoi de plus banal, de plus innocent, qu’un match de foot entre copains et donc, de plus injuste, que leur mort qui suit ? Et quoi de plus glaçant qu’une panne partagée par tous parce que deux adolescents du quartier se sont électrocutés ?

18h44, les pompiers sont sur les lieux. Le maire, Claude Dilain, accourt. Il raconte : « Je vois beaucoup de policiers que je ne connais pas, des policiers qui sont venus de toute la Seine Saint Denis. Il y a une atmosphère de plomb et j’ai beaucoup de mal à obtenir des informations, je ne peux pas pénétrer dans la centrale. On me dit que c’est pour des raisons de sécurité, qui étaient d’ailleurs légitimes, mais est-ce qu’il y avait d’autres raisons, probablement… Profitant d’un certain flottement parmi les gardiens de la paix, j’arrive quand même à passer. Puis à m’approcher des cadavres mais tout de suite on me redemande de sortir, toujours pour des raisons de sécurité, parce qu’il faisait nuit, etc. A l’extérieur, les familles sont là. Les parents, les frères. Les familles sont effondrées, au sens propre, c’est-à-dire qu’elles s’effondrent par terre de douleur, de chagrin. Et en même temps que ce chagrin compréhensible, je sens monter la colère. Un des membres de cette famille tape sur le capot d’une voiture en disant “si c’est ça la France”… »  [7]

La Mécanique de l’émeute

Au même instant, l’affaire est déjà signalée au plus haut niveau. A la Direction départementale de la Sécurité Publique (DDSP) de Seine Saint-Denis, on s’attend à une nuit agitée. Le fait divers va basculer en fait de société mais personne ne l’imagine encore. Pour l’heure, chacun croit à un schéma désormais classique : une mécanique de l’émeute qui s’enclenche à la suite d’une intervention de police qui tourne au drame, quelque part dans une cité. Bavure ou pas, les rumeurs courent, les fantassins se pressent, de part et d’autre, c’est bloc contre bloc, un quartier s’embrase et la police rétorque. Et puis, d’ordinaire, on oublie. Sauf que cette fois-ci, le pays entier va être saisi. Les autres adolescents du groupe, qui ont été interpellés, sont maintenant relâchés. Au quartier, ils racontent. La colère gronde.

Place Beauvau, le directeur central de la Sécurité Publique (DCSP) renforce immédiatement « la zone 93 ». Philippe Laureau, le chef, n’a que quelques mètres à parcourir pour se rendre à sa salle d’informations. C’est au bout d’un étroit couloir, rue Cambacérés, à deux pas du ministère. « On se doutait bien qu’un dossier de ce type allait entraîner des rebonds et qu’il fallait le traiter » [8]. Le traiter ? C’est envoyer des hommes et monter d’urgence une cellule de commandement opérationnel. A la DCSP, cette cellule prend place dans une salle de crise aménagée pour ces occasions. Chaque 14 juillet, chaque 31 décembre, chaque fois que l’ordre public est sérieusement malmené, cette salle est ouverte. A Bobigny, le bureau des Renseignements généraux 93 alerte Paris : des échaufourrés sont à prévoir. La Sécurité Publique veut savoir, elle, « si il y a des groupes susceptibles de mettre l’Etat en péril. » [9]

Christian Lambert, le grand patron des CRS, un proche de Nicolas Sarkozy, est déjà sur place, à la DDSP de Bobigny. Lambert, c’est le tombeur d’Yvan Colonna, le tueur présumé du préfet Erignac. Christian Lambert vient de prendre ses fonctions quelques mois plus tôt à la direction des CRS. Pour lui, c’est le bapteme du feu. A ses côtés, un homme, Pierre Marchand-Lacour va commander toutes les compagnies républicaines de Sécurité postées pendant un mois en Seine Saint-Denis. Vingt-cinq ans de métier, Marchand-Lacour est de ces CRS qui mettent la République en avant. Le sourire large, il y revient à chaque instant. Leur visite à leurs collègues de la Sécurité publique obéit à une procédure, celle dite de la « phase préparatoire ». C’est le quart d’heure (ou l’heure, ou la nuit) de théorie. Quand il faut évaluer les risques, peser les besoins, mesurer les réponses à donner : « Quel type d’intervention il va falloir faire, ou de non-intervention ? Quel type de moyens on va employer ? Combien de personnes faut-il ? C’est important : il ne s’agit pas d’arriver n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui. Il faut connaître le terrain, savoir quel type de population est en face, s’il y a une hostilité ou pas d’hostilité ? » [10]

Trois unités de CRS sont désignées. Elles vont arriver au compte-goutte. Les services locaux de police leur remettent des fiches de renseignement. Elles comportent des plans des lieux, des photographies d’éventuels fauteurs de troubles et, parfois, des données sociologiques sur les lieux d’intervention. Le maintien de l’ordre, c’est aussi ça : du repérage. Pierre Marchand-Lacour grimpe dans un poste de commandement mobile, qui sera bientôt stationné dans la cour même de la caserne des sapeurs pompiers de Clichy-Montfermeil. A chaque brigade, on affecte un policier du coin, chargé de pallier la méconnaissance territoriale de ses collègues…

Quant à la météo, elle bat des records. La journée a été la plus chaude à Paris depuis octobre 1937 [11]. Dehors, dans la rue, on sort. Le maintien de l’ordre, c’est encore ça : une question de climat. Au point qu’un rapport des Renseignements généraux, rédigé au plus fort de la crise, soulignera la clémence météorologique pour expliquer la persistence des troubles. Et formulera plusieurs propositions dont celle-ci, absurde et non suivie d’effet : « Sachant que les fauteurs de troubles sont nettement moins enclins à se manifester par temps pluvieux, il pourrait être judicieux, parce que dissuasif, de recourir aux lances à incendie utilisées par les pompiers ». [12] Déjà caillassés, on imagine mal les pompiers se prêter à ce genre de jeux aquatiques…

21h50, les premiers feux de voiture. Deux cents jeunes font face à deux cents policiers. Des jeunes du Chêne Pointu et de la Forestière contre des Compagnies Départementales d’Intervention (CDI) de toute la Seine Saint-Denis et quelques CRS. 23h25, les pompiers déclenchent l’échelon rouge (le plus élevé) du plan « troubles urbains ». Dans la nuit, un tir à balle réelle atteint le capot d’une camionnette de police. « Tout est parti de l’artère principale de Clichy, l’allée Maurice Audin, raconte Samir Mihi, éducateur sportif qui va rapidement devenir personnage public. Dès que j’ai ouvert la porte d’entrée de chez moi, j’ai senti l’odeur de pneu cramé dans l’atmosphère et j’ai vu le nombre élevé des forces de l’ordre. C’est à ce moment là que j’ai compris d’où venait la panne électrique de la fin d’après midi. Tout Clichy a compris… » [13]. Le sociologue Gérard Mauger écrit : « Emballée par sa propre logique jusqu’à nier l’évidence de sa responsabilité, la violence de l’émeute apparaît comme une réponse au désordre de la police (…) De sorte que l’analyse d’une émeute du XVIIIe siècle proposée par Arlette Farge et Jacques Revel semble pouvoir s’appliquer au XXIe : “Pour les autorités, l’émeute est perçue comme une rupture menaçante du seul fait qu’elle existe. Pour la rue, elle est comprise comme une réparation et une tentative de retour à l’ordre après que la police a introduit dans la ville un désordre nouveau.” ». [14]

La police débordée

En fin de soirée, ce 27 octobre 2005, dans la salle de commandement de la DDSP, c’est l’effervescence des grands jours. Les locaux du centre névralgique de la police en Seine Saint-Denis sont d’un autre âge. On y sent la routine, la fatigue, jusque dans la vue imprenable sur le parking défoncé ou dans les pupitres décatis des opérateurs téléphoniques. Malgré tout, David Skulli, qui sera nommé à la tête du service après les événements de novembre 2005, parle avec beaucoup d’entrain. Les cheveux plus sel que poivre, la voix qui porte, la poignée de main franche, David Skulli a les atours du chef d’entreprise moderne, qui parlerait chiffre d’affaires, clientèle, bilan. Il est le portrait type du responsable policier que Nicolas Sarkozy a voulu lors de ses deux passages au ministère de l’Intérieur : un communiquant, orienté tout entier vers les résultats. A propos des émeutes, David Skulli parle de « management de crise. » [15]

Ce 27 octobre 2005, pourtant, si crise il y a ; où est donc le management ? Un policier présent au moment des faits dans les locaux témoigne. Ce qu’il dit est éloquent : « Ce soir là, c’était la fête du slip. La France ne s’en est pas rendue compte, mais nous étions complètement débordés. »5 Le gradé ne veut pas en dire trop, il y va de la réputation de la police et de l’image de professionnalisme qu’elle s’est donnée sur le moment. Sous-estimation de l’ampleur de la colère, chaîne de commandement dépassée, jeunesse de certains membres de l’encadrement, cacophonie entre les services, coordination médiocre entre le ministère, la Direction départementale de la Sécurité publique, les commissariats et les « QG » avancés, le cafouillage est patent. « Nous avons eu chaud car les effectifs, ce soir-là, étaient un peu justes » [16] affirme un responsable de la Sécurité publique. C’est vrai, mais pas seulement. Ce soir là, les Compagnies Départementales d’Intervention (CDI), des gardiens de la paix en tenue de maintien de l’ordre, qui ressemblent à des CRS mais qui n’en sont pas, commettent une sérieuse erreur tactique. Ils tirent près de trois cent grenades lacrymogènes, sur les 900 qui seront utilisées en totalité par tous les services de police confondus, sur tout le territoire, pendant toute la durée des émeutes. [17] Cette profusion démesurée de gaz et de fumée, le premier soir, donne aux événements un caractère de gravité absolue. La tension est totale. Certains résidents situés au rez de chaussée sont intoxiqués. Quant au résultat tactique, il est totalement contre-productif : « Le maintien de l’ordre, c’est quoi ? C’est tenir à distance une foule, quitte à la grenader de temps en temps, lâche un policier présent ce soir là à Clichy-sous-Bois. Or, trois cent grenades, cela veut dire qu’on disperse littéralement la foule. On ne la contient plus, on la fait fuir. Et on ne peut plus interpeller quiconque. En fait, on crée un désordre encore plus grand ». [18] Pourtant, les consignes sont claires. Surtout, pas de débordements. Surtout, pas de morts supplémentaires. L’avocat des familles des victimes du transformateur EDF en est convaincu : « Il y a eu sur ce point une prise de conscience politique et morale de la part du commandement de police pour éviter des événements trop graves, bien que quelquefois les affrontements étaient sérieux, très durs. C’est la preuve que la violence, ou la brutalité, ou l’indifférence, dans la gestion de l’ordre public ne sont pas incontournables… » [19]

Les policiers progressent maintenant dans Clichy-Sous-Bois. Les bâtiments sensibles sont tant bien que mal protégés, les pompiers escortés, et les heurts avec une partie des jeunes habitants se prolongent tard dans la nuit. « Au début, on appliquait les bonnes veilles méthodes. On mettait les hommes en rang. Ça ne marchait pas. Les gamins, ils étaient comme des mouches ». [20] Les CRS ont l’ordre de rester statiques, et de laisser la police territoriale agir. En fait, les objectifs sont troubles, mal définis. Les images amateurs tournées ce soir là sont édifiantes pour la police. On y voit des groupes de fonctionnaires qui semblent perdus, donnant la charge façon cavalerie, le chef d’unité baissant son bras comme pour donner le signal. Aux yeux de Claude Dilain, le maire de la ville, c’est net : la police est prise de court. « Et dans le nombre de fonctionnaires à mettre en place, et dans la nature même du maintien de l’ordre à opposer : la police avait en face d’elle des petits groupes très mobiles, qui ne cherchaient pas franchement l’affrontement. C’était plutôt une forme de jeu de cache-cache violent. Au fond, je sentais des policiers tendus qui avaient bien du mal à se rendre maîtres du terrain. » [21]

Ce que Claude Dilain parvient à comprendre pour la première nuit — l’effet de surprise jouant contre la police — il a plus de mal à se l’expliquer pour la suite des événements. Car la deuxième nuit va ressembler, policièrement, à la première. Il est 18h, le lendemain, quand Claude Dilain est reçu place Beauvau par le ministre de l’Intérieur lui-même. Ensemble, les deux hommes évoquent le drame du transformateur. Devant lui, en présence du Préfet, Nicolas Sarkozy passe des ordres au Directeur départemental de la Sécurité publique et au Directeur général de la police nationale. Soit : aux deux policiers les plus importants du moment. Le ministre réclame qu’un certain nombre d’effectifs de police et de gendarmerie soit présent dès le début de la nuit. « Or je ne sais pas pourquoi, reprend Claude Dilain, mais les renforts ne sont venus que très très tard dans la nuit. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre pourquoi des ordres qui avaient été donnés en haut lieu n’ont pas été respectés. J’avais un sentiment de pagaille. J’ai même assisté à une scène où des CRS qui sont venus jusqu’à Clichy-sous-Bois ont dû repartir parce que ce n’était pas la bonne compagnie qui devait être là ! Des motards étaient venus les chercher à une porte du boulevard périphérique mais, une fois arrivée, ils se sont rendus compte que ce n’était pas à eux d’être là… Quand j’ai demandé des comptes, on m’a dit qu’il y avait effectivement eu des contre-ordres dans la hiérarchie et un maillon faible dans le système de décision… C’est toute l’explication que l’on m’a fournie… ».

Un professeur d’histoire-géographie de la ville, Antoine Germa, consignera un témoignage plus implaccable encore sur les forces de l’ordre. Témoignage qui présente l’intérêt de donner le point de vue de celui qui n’est pas aux commandes, ni dans la confidence policière. Le point de vue, en somme, de l’homme de la rue : « Samedi soir, 29 ocobre, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler – “ de boucler ” – le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ? “ Provocations policières ” répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir. Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière à part celui qui consiste à vouloir “ marquer son territoire ”, c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à “ l’ordre républicain ” ? Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades…). » [22]

Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy, à huit kilomètres à vol d’oiseau de Clichy-Sous-Bois, n’a pas apprécié, lui, que le commissaire de sa commune soit provisoirement appelé ailleurs dans le département : « Je ne peux pas comprendre comment celui qui connaît le mieux la ville, qui peut diriger les effectifs, les coordonner, soit constamment mobilisé ailleurs…Tant et si bien qu’on s’est retrouvé avec des commissaires ignorant tout des villes où ils intervenaient, et qui devaient commander des agents de police locaux – vous voyez d’ici le hiatus… » [23] Comme Claude Dilain, comme beaucoup d’autres édiles de la région parisienne, Jean-Christophe Lagarde a noté de nombreux dysfonctionnements dans l’emploi des forces de la police. « On s’est retrouvé avec des fonctionnaires pas formés, mais également pas équipés : sans boucliers, sans le minimum d’équipement nécessaire pour se protéger et pour intervenir… On a même vu dans certaines villes des CRS qui arrivaient avec des grands cars, destinés aux manifestations, et qui se retrouvaient dans des rues où ils ne pouvaient pas tourner. Puis ils se sont mis à rappeler tous les policiers qui étaient en congé, en repos ; bref, ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main… » [24]. Sans parler des déboires de communication. Manque de canaux radios disponibles, fréquences mal distribuées, le maire de Drancy rit jaune : « J’ai accompagné une patrouille envoyée pour un incendie dans une résidence de la ville. On s’est retrouvé ensemble là-bas : rien ne brûlait, c’était très calme, pas de problème. Oui, sauf que c’était à neuf cent mètres de là. Les policiers ont essayé pendant vingt minutes d’avoir le commandement, ils n’y parvenaient pas. » [25] Ailleurs, plus au nord, même constat, cette fois par un policier d’Aulnay-sous-Bois : « Les gendarmes mobiles n’ont aucune connaissance du terrain, ils se perdent dans les rues parce qu’ils n’arrivent pas à se repérer, alors que les jeunes peuvent courir ; eux, ils sont dans leurs véhicules avec leurs cartes ; ils mettront vingt huit minutes pour arriver d’un point à un autre alors que les jeunes le faisaient à pied en moins de cinq minutes ; vous vous rendez compte vingt huit minutes ? Ça a beaucoup joué sur l’ampleur… » [26] Quant aux RG, il leur est reproché par leurs collègues trop d’approximations. « Au tout début, la confusion régnait chez eux aussi. Ils estimaient qu’on avait à faire à un véritable réseau organisé de délinquants. Le seul réseau qu’il y avait, c’était le téléphone portable ! »  [27]

Même désorganisation dans les services préfectoraux. Urgence et improvisations vont mettre à mal et à nu les équipes. Jean-Christophe Lagarde : « Pendant tous ces jours-ci, l’Etat était totalement débordé. Pendant dix jours, je n’ai même pas reçu un coup de fil de qui que ce soit. Préfet, directeur de la Sécurité publique, pas un ! Je me souviens d’une sous-préfète qui m’appelle un dimanche après-midi pour me demander, c’était quinze jours après le début des émeutes, de lui communiquer la liste des bâtiments pour lesquels la mairie avait pris des dispositions de protection, afin de pouvoir se coordonner avec les moyens de l’Etat. Je lui ai répondu, peut-être pas très aimablement d’ailleurs, que ça faisait plus de dix jours que mon commissaire avait cette liste et qu’on travaillait ensemble… »

En réalité, la Direction départementale de la Sécurité publique de Seine Saint-Denis va attendre le 30 octobre pour prendre la mesure des événements. Et s’organiser en conséquence. Un nouveau plan de gestion de crise est élaboré. Les interventions se feront plus structurées. Des renforts mobiles, principalement CRS, sont sollicités. Au quatrième jour, le dispositif semble enfin arrêté.  [28] Quatre jours, c’est long, très long. On est loin des satisfecits accordés à l’époque à la police, par elle-même, par les politiques, par la presse. A l’époque, il fallait faire corps, faire cohésion nationale, faire bloc. Toute critique apparaissait comme malvenue. L’opposition était muette. Comme aux Invalides, il y a pourtant bien eu ici aussi de lourdes fautes tactiques. Un policier de haut rang a cette proposition : « le maintien de l’ordre, c’est une science inexacte. C’est une science humaine » [29]. Et c’est justement à ce titre qu’il est passionnant à décrypter.

La stratégie d’évitement

Dans ces premiers soirs, ces premieres nuits, entre fin octobre et début novembre, que faire ? Les forces de l’ordre ont deux options : soit contenir les assauts par leur seule présence, soit aller à l’affrontement. Pour l’heure, c’est plutôt la retenue qui prédomine. La gestion de l’ordre est alors à double-face. Elle est forte en termes d’image (Nicolas Sarkozy en ministre déterminé), plus contenu sur le terrain et dans les ordres passés. « Nous devions chercher la dissuasion, explique le patron des CRS, pas forcément le contact. On devait éviter toute barricade, tout attroupement. » [30] Emeutiers et forces mobiles se livrent alors à un curieux ballet. Où chacun cherche l’autre, sans aller vraiment jusqu’à la confrontation. Où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers. « Ce n’est pas un affrontement pour nous, dans le sens où il n’y a pas de revendication précise. Ce n’est pas non plus une démonstration de rue classique. C’est une démarche très individualiste, on jette chacun sa pierre et on regarde. D’une certaine façon, cet individualisme renvoie à notre société, non ? » demande Pierre Marchand-Lacour [31]. Un Marchand-Lacour plutôt en désaccord avec l’idée de CRS qui auraient opté pour la stratégie d’évitement. Petite leçon de tactique policière sous forme d’intelligence des mouvements de foule : « Dire que les CRS ne veulent pas d’affrontement, qu’ils n’interviennent pas, c’est faux. La réalité est plus complexe. Notre réponse doit être précise, objective. Nous devons savoir si l’intervention ne va pas aggraver la situation. L’ordre public, ce n’est pas une urgence. La riposte doit être proportionnelle à l’incident de départ. Il existe toute une série de tactiques et de techniques qui nous permettent de canaliser une foule, différents niveaux d’interventions, de même qu’il y a différents niveaux de protection du personnel : le CRS en patrouille n’est pas forcément le robocop avec des moyens lourds. Tout a son dosage. L’intervention a lieu, mais pas forcément dans les conditions attendues par les médias ou par le public. Le fait, parfois, de ne pas intervenir est quand même une forme d’intervention. » [32]

Défaite au stade de France

Pendant ce temps, la détermination des émeutiers s’amplifie3. La carte des événements est impressionnante de régularité. Les premiers jours, on assiste à une forme de contagion concentrique. D’abord Clichy-sous-Bois, puis Monfermeil, puis Bondy, Aulnay, etc. De proche en proche, d’amis en copains de collèges, de joueurs de foot en voisins, d’Est en Ouest. Certains jeunes viendront prêter main forte sans qu’il n’y ait incidents dans leur commune. Puis les médias feront caisse de résonance. Entre temps, les responsables de la police ont perdu un match. Littéralement. Cela se déroule à Saint-Denis, le 2 novembre 2005, au Stade de France, six jours après le début des événements. Huit cents policiers dont certains commissaires sont réquisitionnés pour le match à risques Lille-Manchester. Ce soir là, la région parisienne va connaître son pic de violences. L’affaire est restée confidentielle. Elle est d’envergure. Un policier du département parle d’erreur de projection de la part de la police nationale : « Ça fait un moment qu’on dit que c’est un problème, ces forces de police concentrées pour les matchs… Mais ils pensent que les émeutes vont commencer tard, sauf que, en hiver, la nuit tombe tôt, donc ça va commencer très tôt, vers 18 h 30. » [33] Et le match, lui, va finir tard, vers 22h30. Entre temps, les émeutes basculent et changent d’échelle. C’est à cet instant précis qu’elles sortent, aussi, du « schéma classique », quasi routinier. Les émeutes ne seront plus locales, mais départementales, bientôt régionales et, enfin, nationales. Un moment pivot dans la chronologie, comme à Aulnay-sous-Bois. Une antenne de police est attaquée. Une concession Renault part en flammes, le monde entier verra ces images. Et une équipe de France Télévisions filme son propre naufrage : sa voiture attaquée puis incendiée sous ses yeux et son objectif. Des policiers se souviennent : « Le mercredi soir, on voit tout s’écrouler… » « Le Mercredi soir, c’était un enfer pour moi, pour nous. Parce qu’ils nous font des attaques frontales comme on en a très rarement ici. Ce soir-là, ils nous font simultanément sept ou huit points. Ils nous font Renault, ils nous font les sapeurs pompiers. Ils nous prennent dans tous les sens et on a du mal à répondre à la demande. » [34] Ce mercredi soir, mercredi noir, « dans une telle situation, même Napoléon ne s’en serait pas sorti… » [35] . A Aulnay-sous-Bois, avant le match, on compte une centaine de policiers. Le double, après le coup de sifflet final. Un élu local : « Toute la journée, on essaie d’obtenir des forces supplémentaires… en plus, par des canaux, principalement associatifs, on apprend que ce sera pire le mercredi et qu’ils viseront des symboles municipaux… On n’obtiendra rien… On dit que ce n’est pas suffisant mais c’est le PC de Bobigny qui décide… » [36]

Ces faits ne sont pas là de simples remarques corporatistes. Encore moins des aveux d’impuissance déguisés. Le procureur de la République lui-même parle spontanément de cet événement occulté : « On ne peut s’empêcher de faire la liaison entre les épisodes de violences urbaines et la tenue de ce match au stade de France qui mobilisait la présence de très nombreux policiers. C’est acquis. » [37] Dans une lettre célèbre, mais qui aurait dû rester confidentielle, adressée à la Direction générale de la police nationale, le Préfet de Seine Saint-Denis évoquera onze mois plus tard la question comme l’un des problèmes majeurs auxquels ses services doivent faire face. [38]

Invité sur la chaîne d’information en continu iTélé, Nicolas Sarkozy livrera, lui, sa version des faits le lendemain. Ses services ont inspecté les studios de la chaîne de fond en comble, avec détecteurs de métaux et présence policière. Le ministre de l’Intérieur a les traits tirés, il semble las, aux aguets, terriblement anxieux. L’émission est enregistrée. La vision des faits par le ministre de l’Intérieur ne concorde absolument pas avec le ressenti des hommes de terrain. Son hôte, un ami de longue date, Jacques Chancel, commence par lui demander de commenter la nuit du 2 au 3 novembre. Nicolas Sarkozy souffle : « Ce à quoi nous avons assisté dans le département de la Seine-Saint-Denis cette nuit, n’avait rien de spontané, était parfaitement organisé. Nous sommes en train de rechercher par qui et comment ». Il ne fallait pourtant pas chercher bien loin : c’est plutôt la parfaite désorganisation de la police qui était là, en partie, en cause. Un mois plus tard, dans la relative et amicale discrétion d’un congrès syndical de police, qui se tiendra à La Baule, Nicolas Sarkozy avouera à demi-mot que la police était, dans un premier temps du moins, déroutée face à de tels événements : « En réponse à certaines de vos interrogations, je peux vous dire que ces évènements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues. J’en veux comme exemple l’acquisition des près de 460 Flash-Ball, 5 500 casques de maintien de l’ordre pare-coups, 875 casques pare-balles, 6 700 bliniz [39], 2 785 dispositifs manuels de protection, plus de 2 800 grenades lacrymogènes. » [40] Car c’est ainsi, chaque grande période de trouble engendre des évolutions internes à la police. Parfois même, des changements de doctrines, d’orientations, de stratégies globales. Par petites touches, ou brutalement. C’est selon. Le maintien de l’ordre, c’est aussi et encore bien cela : une affaire de mémoire.


> Article initialement publié sur davduf.net

Images de Une  : Philippe Leroyer

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